Le cri du cinéphile le soir au dessus du Web...

dimanche, juillet 24, 2005

LA GUERRE DES MONDES ...



... n'est pas un mauvais film!

Ce serait un peu trop facile de balayer d'un revers de main méprisant le dernier opus de Spielberg, surtout pour des motifs "extra-cinématographiques".
Ne voir dans cette nouvelle adaptation de La Guerre des Mondes de H.G. Welles qu'un gros délire paranoiaque nourri du traumatisme du 11 Septembre 2001, même si un film est forcément, même inconsciemment, à l'image de son époque, c'est quand même un peu réducteur (je ne parle même pas de ceux qui y voient une métaphore de la guerre en Irak, là, il faut carrément arrêter la coke!)
C'est oublier que l'auteur de Duel, des Dents de la Mer, de La Liste de Schindler a toujours été obsédé par l'angoisse de l'extermination, de l'élimination brutale, aveugle et absurde de l'individu ou du groupe. En cela, La Guerre des Mondes et ses images assez terrifiantes, il faut l'avouer, de la destruction d'une humanité totalement sans défense face à une force exterminatrice surpuissante, nous ramène à la tendance, dure, "noire" de Spielberg assez loin de la mièvrerie (sympathique) d' ET. et sert de cadre idéal à l'illustration d'un autre leitmotiv typiquement spielbergien: face à la menace d'une extermination, comment survivre et comment protéger les siens? La nouveauté étant qu'ici, le combat du protagoniste est bien plus personnel, plus intime que d'habitude et débarassé du caractère messianique que comporte généralement l'héroisme à la Spielberg...
Bien sûr, le film a aussi de gros défauts, un scénario bien faiblard, assez pauvre en rebondissements, l'interprétation parfois outrancière de Tom Cruise (qui n'est toutefois pas aussi mauvais acteur, à mon avis, que ce que l'on dit souvent) et de la jeune Dakota Fanning, une ambiguité génante par rapport au personnage incarné par Tim Robbins (que veut dire Spielberg exactement au sujet de la "résistance"?, c'est le thème le moins bien traité dans le film, malgré les nombreuses références au problème de l'"occupation") et un dénouement (les retrouvailles) baclé et niais...
Pourtant, le métier, le savoir-faire de Spielberg font mouche dans les séquences d'action, d'attaque des engins extra-terrestres, de destruction. Le cinéaste et ses techniciens ont choisi une approche hyper-réaliste, presque documentaire qui fait froid dans le dos. La sobriété, la rigueur (relative, bien sûr, c'est pas du Bresson!) du découpage, du montage confirme chez Spielberg un héritage "classique" subtilement assimilé, plus proche du cinéma des années 40-50 que des clippeurs de la génération MTV et des bourrins genre Roland Emmerich ou Michael Bay. En cela, toute la scène avec Tim Robbins, dans la cave, quoique discutable sur le fond, est, à mes yeux, sur le plan formel, un morceau d'anthologie en huis-clos, une leçon de mise en scène qui montre une fois de plus que Spielberg, même s'il n'est peut-être pas un génie n'en reste pas moins un homme de grand talent, décidément plutôt en forme ses dernières années... (A.I., Minority Report, Catch me if you can, The Terminal étaient tous à divers degrés très estimables)

lundi, juillet 18, 2005

SCARFACE de Brian De Palma... Derrière la balafre (2/4)



2. LE "PUZZLE-SCARFACE"/TONY-SCARFACE-AL et les autres…

Passés le générique et ses images documentaires de l'arrivée des exilés cubains sur les côtes américaines le film s'ouvre sur le visage cadré en gros plan d'Al Pacino. Entouré par trois flics yankee pur jus, il est sous le feu nourri des questions traditionnelles posées par les brigades des services chargés de traquer les criminels immigrés clandestins. Mais c'est sans doute la première de toutes ses questions qui est la plus déterminante: "Como se llama?/ What do you call yourself?", littéralement moins "Comment t'appelles-tu?" ou "quel est ton nom?" qui seraient rendus par "What's your name?" que "Quel est le nom que tu te donnes (ou que tu t'es donné?)". L'onomastique apparaît comme un aspect déterminant dans ce qui donne au personnage son caractère complexe et s'inscrit dans la problématique plus générale du travail sur le signe qu'opère DePalma dans toute son œuvre. Scarface ne déroge pas à cette constante. Tout simplement de par sa nature de remake, le film porte en lui l'idée de référence, de source d'inspiraiton soumises au traitement de la duplication, de la répétition et, partant, de la transformation. L'ensemble de l'œuvre de DePalma gravite autour du "remake" du "refaire". Le cinéaste "refait" du Hitchcock, du Hawks, du Powell, de l'Antonioni, du Peckinpah, du Leone , du Welles, de l'Eisenstein... plus ou moins fidélement, plus ou moins implicitement et il refait aussi du… DePalma. (Serge Daney avait d'ailleurs fort justement souligné que dans ce "refait" c'était surtout "fait" qui importait, mettant ainsi l'accent sur l'importance de la "facture", de la "fabrication" dans le travail de DePalma à la démarche souvent proche de l'artisanat) A la question évoquée plus haut, le personnage ne peut bien sûr pas (encore) répondre par le titre du film, "Scarface"! Et posons-nous ici une question qui peut sembler incongrue: qui est exactement "Scarface" ? A qui ou à quoi correspond ce titre? Désigne t-il d'emblée le personnage principal? Pour le moment, ce dernier répond à la question du policier: "Antonio Montana". Du nom du personnage de Hawks, Tony Camonte, le script d'Oliver Stone conserve le prénom, ainsi que son diminutif. Le personnage réel dont s'inspiraient Hawks et Ben Hecht (à qui le film est dédié) en 1931, Al Capone, n'avait également pour seul prénom qu'un diminutif monosyllabique -substitut à un "Alfonso" peu employé. Une fois changée l'origine du personnage, l'Italien devient cubain, mais le prénom reste le même, unissant l'original et le double dans une semblable latinité dont les caractéristiques exacerbées jusqu'au paroxysme de la caricature (machisme, idéalisation de la mère et -surtout- de la sœur, jalousie maladive, paranoia galopante, complexe d'infériorité, violence impulsive etc…) les méneront à leur perte. A plusieurs reprises, Montana éprouve le besoin de se présenter, de se"définir": jusqu'à la fin, la formule "I am Antonio Montana!" se repète comme une sorte de mantra, une formule magique (dont on aura compris que le "I am"-"J'existe!" est au moins aussi important que ce qui suit) , à la fois outil d'affirmation personnelle, servant à se constituer une identité face à la police, face à Elvira, sa future femme, et protection contre l'effacement, la désintégration sociale ou l'élimination physique pure et simple. De façon constante, le personnage semble menaçé de disparition: les dangers abondent autour du ganster qu'il soit en pleine ascension ou lors de sa chute, c'est entendu. Mais DePalma fait également peser sur lui la menace commune à tous les immigrés: l'effacement au sein de la communauté d'adoption (DePalma annonce déjà l'un des thèmes qu'il abordera dans Mission : Imposible et Snake Eyes : l'individu menacé de "désincarnation", luttant pour ne pas être purement et simplement "effacé" comme un élément devenu superflu ou obsolète, "rayé de la carte" du genre humain). Dès lors, on comprend, sans pour autant légitimer les "efforts" auxquels l'exilé est prêt à consentir si la "constitution" de son être "social" "communautaire" (quelle que soit la société et la communauté à laquelle il veut se rattacher et même si celles-ci abritent une multiplicité de "sous-sociétés" "anti-sociales" -en l'occurrence les gangsters) est, au bout du parcours, la récompense suprème. A cet égard, le meurtre (particulièrement impressionnant par le dispositif de "mise à mort" installé par Montana et Manolo son ami, profitant d'une émeute et de la mise à sac de leur camp de réfugiés non loin de Miami pour executer Emilio Rebenga communiste exilé, sous la bienveillante discrétion des autorités américaines complices, dans une atmosphère de chaos littéralement infernal) qui est le premier acte sanglant commis par Tony sur le sol des USA correspond à un prologue métonymique de l'enjeu plus ou moins sous-jacent de l'odyssée criminelle du ganster. En tuant le fugitif castriste (même s'il affirme qu'il l'aurait fait juste pour "s'amuser"- on ne sait pas très bien jusqu'où vont les véritables velleités anti-communistes de Montana!), le petit truand cubain gagne sa "greencard" lui donnant le droit de s'installer et de travailler aux USA. Il s'agit, en somme de tuer pour "devenir" Américain: si Stone et DePalma avaient voulu suggérer que l'Amérique est un ramassis d'assassins, une nation bâtie petit à petit sur le sang et la mort, ils ne s'y seraient pas pris autrement… L'ascension sanglante de Tony peut désormais commencer. A chaque nouveau meurtre, une marche supplémentaire est montée, un pas de plus est franchi. Et à chaque fois, Montana gagne en puissance, en force. Tel un vampire (et l'on sait que chez DePalma, comme chez ses collègues "latins" fascinés par le gangsterisme - Scorsese et Coppola - le film d'horreur n'est jamais loin…) le gangster vide ses victimes de leurs forces vitales pour s'en nourrir (Elvira depérit dés lors qu'elle a "succombé" à Tony, lui-même n'étant plus vraiment du monde des "vivants"…). Mais le ganster et le buveur de sang ont ceci en commun d'être, plus nettement que les autres individus, des morts "en sursis" dont l'anéantissement final n'est que différé. A ce titre, la dernière partie du film est entièrement placée sous le signe de la "désintegration". Subissant les ravages d'une consommation de plus en plus massive de cocaine, Montana s'auto-détruit. Et son empire se désagrège avec lui. Comme s'il perdait peu à peu son enveloppe matèrielle d'être fait de chair et de sang en même temps que sa raison. Lui qui à couru après le "rêve américain" devient à son tour une créature formée "de l'étoffe dont sont faits les songes" (revoyez vers la fin du film, quelques minutes avant le massacre final, le superbe plan du visage d'Al Pacino se reflétant sur la vitre de sa voiture, se confondant avec les ténebres d'où émérgent quelques silouhettes fantômatiques de palmiers, bien loin de ceux qui l'avaient fait rêver sur les cartes postales- une image que DePAlma réutilisera avec un sens encore plus aigü du tragique dans Carlito'sWay: à ce moment, tout semble se dissoudre et s'évaporer, aussi bien Tony, qui n'est plus que l'ombre de lui-même, que le monde autour de lui, un rêve qui va bientôt s'achever: c'est sans doute la plus belle scène du film…) L'attachement obsessionnel, quasi-fétichiste au "nom" manifesté par "Mister Antonio Montana, Political prisoner!" et scandé si souvent ne fait donc que renforcer cette phobie de la disparition, de l'effacement et s'inscrit de manière naturelle dans la logique du cinéma DePalmien mais n'est pas sans poser problème. Le cinéaste, en effet, à travers son intérêt pour les "remakes", pour le "refaire", donc pour la reconstitution et la reconstruction adopte souvent une position des plus ambiguës vis-à-vis de la "fidélité" au modèle (les libertés que DePalma a prises avec les séries TV qu'il a transposées, même lorsqu'elles étaient basées sur des faits réels cf. Les Incorruptibles ont soulevé des remous, il n'a pas plus de complexes lorsqu'il malmène le drame pourtant bien authentique qui sert de base à Casualties of War!) et donc, de la conservation d'un passé voué à la désintégration. C'était déjà le sujet de son plus beau film et premier vrai chef-d'œuvre: Obsession, qui, au détour d'un scénario hitchcockien jusqu'à la caricature (mais du Hitchcock traversé par la mélancolie toturée d'un Visconti américain et puritain) de Paul Schrader, posait la problèmatique suivante: doit-on provoquer la résurrection d'un être aimé et disparu au risque de déclencher une rupture de l'ordre naturel (risque d'inceste, comme dans Scarface) ou laisser les spectres du pasé s'évanouir à jamais alors que l'on sait bien que le "refoulé" finit par venir taper à la porte un beau jour? La restauration des œuvres d'art au cœur de la cathédrale florentine offrait dans le film l'illustration on ne peut plus explicite du dilemme suscité par l'acte d'effectuer un remake: laisser l'original (et sa beauté) se déteriorer ou le remplacer par son double flambant neuf qui recouvrira l'œuvre initiale - et peut-être même avec elle une œuvre encore plus ancienne - peinte en dessous et ainsi de suite… Dans tous les cas, la substance réelle de la beauté des choses ne sera t-elle pas perdue ? Le personnage qui nous intéresse, Tony Montana illustre à lui seul la problématique posée par le "remake": en tant qu'apprenti gangster, il n'est d'abord voué qu'à imiter des modèles: ne confesse t-il pas dans l'interrogatoire qui ouvre le film son admiration pour les bandits de cinéma - Humphrey Bogart, James Cagney (Ce filou de DePalma évite le clin d'œil "facile" en ne citant pas Paul Muni!) et ses efforts pour "parler comme eux"? (et Pacino-Scarface sera lui aussi beaucoup "imité"!). c'est dans les salles obscures où l'emmenait son père (unique mention du père de Tony dans le film - "he was a yankee like you" - un Américain, ce n'est bien sûr pas gratuit! Et suggestion immédiate d'un transfert du modèle paternel en direction des "héros" de son enfance) que le petit Montana apprenait l'anglais. Un détail qui suggère une troublante mise en abyme: Tony Montana serait en tant que personnage de fiction déjà placé sous le signe de la duplication, de l'imitation, du "remake". Il s'est très tôt voué de lui-même à une condition de "plagiat" humain, de copie plus ou moins fidèle d'un modèle soumis à l'alteration, à l'"adaptation". Il est, avant d'être "un héros de remake", un remake lui-même!. Ce n'est pas Scarface le film de DePalma qui est un remake du Scarface de Hawks, c'est son personnage qui dès le début, se présente comme tel! Tout cela étant bien sûr confirmé par la composition de son interprète. En effet,ne serait-ce qu'à travers la coïncidence d'un diminutif identique à celui porté par la source du "mythe", Al capone, le "balafré", Al Pacino lui-même incarne l'étape définitive du processus de (re)duplication. Le grand acteur italo-américain convoque en un unique rôle tous les ressorts, tous les "trucs", tous les "tics" de son exubérance latine, de sa folie shakespearienne, de sa démesure de tragédien convulsif. Pacino parvient comme personne à suggérer cette impression que tout finit par lui échapper. Dans ses yeux passe tout le désarroi d'un Richard III hispanique, d'un Lear ou d'un Macbeth latin qui sent son empire vaciller puis s'écrouler autour de lui… Ainsi le comédien (dans un travail de composition qui pourrait s'inscrire dans ce que Luc Moullet a appelé "La Politique des Acteurs" à savoir pour simplifier, le fait que certains grands acteurs construisent eux aussi une "œuvre" et sont eux aussi à un certain degré, les "auteurs" des films dans lesquels ils trouvent leurs plus grands rôles) investit à son tour le domaine de la répétition, du double altéré et perverti. Tony Montana est un remake. Non seulement du Tony Camonte de Hawks mais également un reflet grotesque, hystérique et beaucoup moins intelligent de l'autre gangster mythique déjà incarné par Pacino, uniquement fictif, celui-là: l'inoubliable Michael Corleone, fils de Don vito, dans la trilogie du Parrain de Coppola. Il évoque aussi le junkie de Panic in Needle Park de Jerry Schatzberg, le hold-upeur survolté de Dog day Afternoon de Sidney Lumet, le flic névrosé de Cruising de William Friedkin ainsi que les monarques shakespeariens dont nous avons parlé et qu'il incarna si souvent au théatre. Avec tout le soin obsessionnel proche de la maniaquerie, qu'il apporte à son art (tradition "Actor's studio" oblige) la construction du personnage de Tony Montana est pour Pacino l'occasion de bâtir l'un des moments les plus décisifs de sa carrière, avant de se surpasser à nouveau sous la direction de DePalma dix ans plus tard dans l'extraordinaire Carlito's Way où il fera encore des merveilles dans la peau de Carlito Brigante. Permettant à l'acteur et au cinéaste de se livrer à une nouvelle variation sur le thème du gangstérisme, Carlito's Way étonne et ravit par la subtilité de la relecture effectuée par les deux artistes sur leurs œuvres respectives en général et sur leur précedente collaboration en particulier. Al Capone-Al Pacino-Tony Camonte-Tony montana: il manque une pièce au puzzle. L'inventaire de cette galerie de doubles, de reflets, de remakes serait incomplet si l'on omettait de préciser que le "nom" le plus important de tous, celui qui donne son titre au film, ce "surnom" de "Scarface" n'est JAMAIS - paradoxe des paradoxes - prononcé une seule fois au cours du scénario par quelque personnage que ce soit, ni même lu ou entendu par les spectateurs… Tout au plus entend t-on le policier du début demander non sans provocation l'origine de sa cicatrice (avec une allusion lourdement obscène qui annonce, dès les premières minutes du film que les références au sexe seront une fois de plus l'un des moteurs de la fiction DePalmienne - le langage "fleuri" du dialogue confirme que tout cela n'est qu'une histoire de "fuck"!) et plus tard, le dealer à la tronçonneuse appeler Tony "cara de cicatriz". Mais le mot "Scarface" ne sera jamais utilisé même lorsque Tony sera au sommet. Du point de vue du récit, il est compréhensible que, contrairement au véritable Al Capone (et son double hawksien) - très "médiatisé" lors de la prohibition, dont le surnom avait été copieusement utilisé par la police et la presse, Tony Montana, agissant plus discrètement, en raison de la sphère d'activités illégales qu'il a choisi, ne puisse pas voir sa notoriété de truand étendue en première page des journeaux, avec ou sans surnom. Au niveau purement "réaliste", l'utilisation de ce "Scarface" ne se justifie donc pas. De façon plus symbolique, quelle est la signification de ce surnom? Le visage barré par une cicatrice de honte ("Shame of a nation" était le sous-titre "moralisateur" du film de Hawks) est peut-être moins celui du protagoniste que celui d'une Amérique consciente des monstres qu'elle aura engendrés (le père de Tony était un "yankee") ou attirés sur ses rivages… Quoi qu'il en soit, il est probable qu'une part non-négligeable du pouvoir de fascination qu'exercent le film et son personnage réside - de façon "inconsciente" - dans la distance, la frontière indistincte existant entre un signifiant, ce nom, "Scarface", sa phonetique brutale chargée de violence, qui sonne un comme un coup de fouet, une détonation, un impact ou une déchirure et un référent "insaisissable", compris à priori et arbitrairement comme ne pouvant être QUE le protagoniste lui-même, alors que rien ne viendra confirmer explicitement cela en cours de film. C'est par son titre même que Scarface se présente comme un objet complexe et protéiforme. Un film qui mérite dés lors une analyse des plus poussées…
(à suivre)

vendredi, juillet 15, 2005

Un nouveau Lodge KERRIGAN! Enfin!


Oui, le 25 Septembre 2005, sort en France, le dernier film d'un cinéaste américain aussi rare que talentueux. Le film s'appelle Keane (rien à voir avec le sympathique groupe pop du même nom qui caracole au sommet des charts) et son réalisateur, Lodge Kerrigan. On lui doit Clean Shaven (1995) et Claire Dolan (1998), qui sont pour moi deux oeuvres capitales dans le cinéma US contemporain. Je considère même Claire Dolan comme l'un des 5 meilleurs films Américains des 10 dernières années... C'est vous dire. Là encore, il s'agira d'un portrait d'individu à la psychologie plus que tourmentée... Cet héritier de Bresson et Antonioni, a pu bénéficier du soutien d'un autre cinéaste proche de cette inspiration, Steven Soderbergh, grand admirateur lui aussi du cinéma européen d'angoisse "existentielle" des années 60-70, pour sortir enfin un 3eme film qui a bien failli ne jamais voir le jour, tant le cinéma austère et sombre de Kerrigan décourage les producteurs paresseux et frileux qui n'aiment pas prendre le risque de ne pas carresser le public dans le sens du poil...
Je vous en reparlerai, comptez sur moi!

SANG ET OR - Jafar Panahi


Jafar Panahi, c'est un peu le "n°3" du cinéma Iranien, si Abbas Kiarostami et Moshen Makhmalbaf sont respectivement 1 et 2... Son cinéma est plus énergique, moins contemplatif que celui des deux autres, et aussi plus "rentre-dedans", car Panahi aime se confronter directement aux problèmes posés par la société Iranienne (pas que contemporaine, d'ailleurs), dans une certaine mesure, bien sûr, car aucune allusion explicite au pouvoir théocratique n'y est faite. Même si l'on comprend aisément que l'Islamisme est loin de permettre l'épanouissement des femmes. Mais contrairement au Cercle, son précédent et admirable film sur l'oppression des femmes, dans Sang et Or, son dernier film en date (édité en dvd dans la collection "2 films de" des Cahiers du Cinéma, avec Le Ballon Blanc, son 1er, très beau, long-mêtrage), ici l'on parle surtout des hommes. Et la société de Téhéran, toutes proportions gardées, n'est pas plus tendre avec le sexe "fort".
Le scénario, signé Abbas Kiarostami en personne (il avait également écrit Le ballon blanc et Panahi était assistant réalisateur sur Au Travers des oliviers), prend comme point de départ un fait-divers réel en apparence banal (comme pour son célèbre Close-up, film qui entretient d'ailleurs de nombreux liens thématiques avec celui-ci, en particulier, la réflexion sur l'identité, sur l'individu) qui va servir de détonateur, de révélateur: un livreur de pizza braque une bijouterie, abat le propriétaire avant de se suicider. C'est la première scène, magistrale, filmée en long plan-séquence quasiment fixe à l'intérieur de la boutique, avec en arrière-plan, la porte d'entrée donnant sur la rue, et les passants, les témoins qui vont et viennent, jusqu'au coup de feu fatal, hors-champ dont on entend uniquement la détonation, avant de basculer ensuite dans un flash-back amené de façon imperceptible, grâce à un montage stupéfiant de maîtrise... Panahi va ensuite nous raconter le cheminement implacable, inéluctable de la tragédie à venir, dans une suite de scènes soulignant à divers niveaux l'incapacité d'Hossein à trouver sa place dans la société iranienne entre représsion d'un état policier autoritaire, règles religieuses étouffantes, inégalités sociales accrues par l'irruption d'un capitalisme mal maîtrisé... On comprend comment un homme apparemment sympathique, serviable, généreux, honnête peut basculer dans la violence et la délinquance. La démonstration est implacable, car elle est de plus dénuée de tout didactisme, de tout discours moralisateur, de toute complaisance. On pense à Bresson, à Haneke, mais aussi au cinéma américain, dans ce qu'il a de meilleur: les polars "sociaux" de la Warner des années 40-50, Cassavetes, Kazan, Scorsese (l'excellent acteur qui incarne le beau-frère de Hossein est une sorte de Joe Pesci iranien, en moins psychopathe, tout de même)
Un film vraiment passionnant, à découvrir...

L'EPOUVANTAIL de Jerry SCHATZBERG en DVD !

Le chef-d'oeuvre de Schatzberg, l'un des plus grands films américains des années 70 sort enfin en DVD (zone 1), avec Al Pacino et Gene Hackman, immenses...
On en reparle très bientôt...

LES AMANTS CRUCIFIES - Le tragique selon MIZOGUCHI


Kenji Mizoguchi est l'un des plus grands réalisateurs de l'histoire du cinéma. Et c'est sans aucun doute le plus grand cinéaste japonais, avec Akira Kurosawa et Yazujiro Ozu.
Son chef-d'oeuvre Contes de la lune vague après la pluie est régulièrement placé en très haute position lorsque l'on demande d'établir la liste des plus grands films de tous les temps. Et pourtant, il reste relativement méconnu du grand public qui semble préférer le souffle épique et le lyrisme parfois un peu appuyé de Kurosawa.
Quand on (re)voit Les Amants crucifiés (1954, Lion d'Argent à Venise) aujourd'hui, on peut comprendre peut-être pourquoi Mizoguchi, pourtant génial, est moins immédiatement "aimable" que son compatriote Akira. En effet, il y a un abyme entre leurs styles respectifs. (attention, je voue aussi une immense admiration à l'auteur de Rashomon) Mais toutes proportions gardées, Mizoguchi, avec son refus de l'émotion facile, des effets dramatiques soulignés, son sens de la distance et de la pudeur, sa direction d'acteurs sobre et non "théatrale" fait moins penser à Kurosawa qu'à un Bresson à ses débuts ou aux premiers Antonioni, ce dernier, comme tant d'autres, tels Tarkovski, Angelopoulos ou Jancso reconnaissant l'immense influence sur son style de Mizoguchi et de ses plans-séquences savamment ciselés...
Donc, comme avec Bresson et Antonioni, le spectateur peut être mal à l'aise devant le décalage existant entre un sujet qui porte en lui tous les ingrédients du mélodrame larmoyant (un couple adultère poursuivi par la société répréssive du Japon de 1684) et son traitement, sobre, pudique, distancié, non-romantique...
Ce qui force aussi l'admiration chez Mizoguchi c'est bien sûr le sens du cadre, de la composition, le travail sur les formes, jamais gratuit, toujours porteur de sens: par exemple: le contraste entre les lignes verticales - symboles de cloisonnement, de représsion, d'emprisonnement (barreaux de fenêtres, forêts de roseaux dont les arbres ne semblent rien pouvoir laisser passer, positions des amants supliciés)- et horizontales -symboles de la liberté, du refus des codes sociaux, de l'évasion (sommeil, rêve, refuge dans une chambre à l'écart des règles répressives, amour charnel, scène de l'aveu du sentiment amoureux pendant la fuite en barque sur le fleuve)...
Une scène résume et synthétise magnifiquement ce contraste: lorsque l'on revoit le fleuve vers la fin du film, le lieu qui a vu la fuite des amants s'avouant leur passion est cette fois barré dans le sens de la hauteur par une multitude de silhouettes hostiles horizontales (les hommes qui sont à leur recherche)...
Ce que j'aprécie aussi beaucoup, c'est l'économie narrative de Mizoguchi: on ne sait pas tout de suite si la femme de l'imprimeur impérial (ce dernier n'étant pas un personnage forcément antipathique d'ailleurs, juste un des ces petits tyrans domestiques assez pathétiques, à l'obsession maladive de vouloir tout contrôler, tout posséder... assez humain, somme toute, aussi déplaisant qu'il puisse être!) et M. Mohei sont véritablement épris l'un de l'autre, pas avant la scène de la barque dont je parlais plus haut. Mais lorsque nous l'apprenons: quel soulagement! le film ne sera donc pas qu'une histoire de fatale méprise ! Les deux personnages sont bien amoureux !
Et quelle sublime dernière scène (presque "mystique", à entendre la dernière phrase !), que je ne raconterai pas, mais qui sait s'arrêter là où il faut, car le spectateur garde en mémoire une autre scène à laquelle elle fait écho et Mizoguchi laisse notre intelligence faire le reste!
Il est évident que ces quelques lignes ne peuvent rendre justice à un tel monument du cinéma... On pourrait aussi longuement s'interroger sur la dureté d'un certain "moralisme" Mizoguchien, son sens du tragique teinté de fatalisme, voire de pessimisme... Et est-ce que la dénonciation des codes d'une société répressive ne contribue pas aussi, malheureusement à "déresponsabiliser" les agissements d'individus dont les choix semblent moins dictés par leur propre volonté que par des règles à respecter?
De quoi alimenter de nombreux autres articles...
Un dernier point: quel snobisme chez les sous-titreurs! Oui, il est vrai qu'au Japon, on donne d'abord le nom et ensuite le prénom, mais pourquoi dès lors, conserver cet ordre dans les sous-titres français du générique, si ce n'est pour faire le malin?

lundi, juillet 11, 2005

David CRONENBERG et NAKED LUNCH

L'Epouvantable acceptation de l'Impossible.


Hassim Sabah, le personnage créé par William Burroughs dans son plus célèbre roman The Naked Lunch/Le Festin Nu, l'homme qui préside les orgies "mutantes" les plus cauchemardesques de l'Interzone, proclame lors d'une de ses hallucinantes bacchanales : "Nothing is true, Everything is permitted!". Principe au moins aussi fort que le célèbre "Si Dieu n'existe pas, tout est permis" Dostoievskien, il permet surtout à l'auteur d'inscrire sa fiction dans un cadre "autre" fait de repères nouveaux en préparant le lecteur à être plongé peut-être moins dans un monde "non-réel" que dans une "autre réalité". David Cronenberg place cette affirmation en exergue de son adaptation de ce livre réputé "inadaptable", comme un avertissement, une mise en garde, mais aussi comme une invitation à s'immerger dans la fiction cronenbergienne en acceptant de réfuter pour un temps les principes qui régissent notre réalité. Mais la négation de ce réel peut-elle s'accomplir de la même façon dans le cadre de l'expérience de l'écrit et dans le cadre de l'expérience cinématographique?
Les théoriciens de la sémiologie de l'image comme Christian Metz, dans Le Signifiant Imaginaire ont en étudiant le rapport du spectateur au film, mis l'accent sur l'unicité de cette relation. L'expérience du film est bien distincte de l'expérience qu'a l'individu de la peinture, de la musique et, bien sûr, de la littérature. Le film est pour user d'une expression en vogue l'expérience la plus complète de "réalité virtuelle" (ce 2e terme étant plutôt ambigü, puisque sa racine le rapproche de la vérité) dans l'histoire des techniques artistiques. Le film est un monde recréé. Le spectateur de cinéma en acceptant de se plier aux règles d'une autre réalité, celle du film, ne jouit pleinement de cette expérience que si -paradoxalement- celle-ci entretient un rapport étroit avec le monde qui nous entoure. (et contrairement à ce que la tyrannie du "cinéma-évasion" soi-disant loué par le "grand public" pourrait laisser croire, cela est également vrai du cinéma dit de "divertissement") Dès lors et même dans le cadre d'un film qui se veut une rupture avec un univers familier, le nôtre, la puissance de l'acte d'immersion dans un "autre" univers sera conditionnée par les liens qui subsistent entre ces deux réalités et non par ce qui les dissocie. Dans des films de cinéastes proches de Cronenberg comme Kubrick et Lynch, ce qui, bien souvent, nous trouble le plus, c'est moins le tourbillon de visions surréalistes ou les séquences oniriques que les références à des éléments qui nous sont familiers. Etrangement familiers, voire quotidiens. Les déchirements du couple dépeints dans The Shining, la description maladive des rapports familiaux entreprise dans Eraserhead ou Twin Peaks nous impressionnent autant, sans doute parcequ'ils ne sont pas si "étranges" que cela.
Ainsi le travail de déconstruction du matériau littéraire élaboré par Burroughs dans toute son oeuvre, ce fameux "cut-up" se propose d'être le premier vecteur de passage vers une autre réalité. Une autre réalité d'ordre esthétique, mais aussi scientifique, biologique, politique, sexuelle etc. La problématique de l'adaptation pour Cronenberg se présentait d'elle-même :comment transformer cette recherche formelle écrite en travail sur la matière filmique? Comment faire de Naked Lunch le film l'équivalent pour le cinéma de ce que représente pour l'art romanesque, Naked Lunch le livre ? Ouvrons une parenthèse : en stigmatisant les terribles carences del'adaptation qu'avait osé tenter Joseph Strick du légendaire Ulysses de Joyce, Tavernier et Coursodon dans leurs "50 ans de cinéma américain" ont souligné qu'on ne peut prétendre transposer un roman qui constitue une vertigineuse expérimentation formelle (les auteurs emploient le terme de "laboratoire") en se contentant d'en reprendre uniquement les éléments narratifs, le contenu "factuel" sans essayer d'entreprendre le même travail esthétique sur l'image. L'oeuvre de Burroughs n'étant pas éloignée de celle de Joyce pour tout ce qui a trait à la recherche sur l'écrit, les mêmes dangers semblaient planer sur le projet de Cronenberg. Et, contre toute attente, si le film de Cronenberg est une telle réussite, c'est justement parce qu'il a pris une option radicalement opposée. En effet, en restant dans la logique de ses oeuvres précédentes, Cronenberg persiste dans un filmage "à froid" : du "laboratoire" Burroughsien il n'en retient que la rigueur clinique. Pas de fioritures. C'est un fantastique - quel paradoxe ! - "rationnel" que nous offre Cronenberg, dont les films entretiennent d'ailleurs plus de rapports avec la science-fiction qu'avec le fantastique "surnaturel". (Mais depuis le Frankenstein de Mary Shelley, oeuvre fondatrice, la frontière entre les deux genres a toujours été mince). Seules quelques scènes, quelques images de The Fly ou de Dead Ringers renvoient à une horreur plus "gothique". Cronenberg ne cède jamais à la tentation du détail "étrange" pour "faire de l'étrange".
Le voyage de Bill Lee en Interzone possède un aspect terriblement casual (il n'existe pas vraiment d'équivalent français à ce terme typiquement anglo-saxon,parfois traduit, pour une personne par "naturel, détaché, désinvolte" oupour un événement, "fortuit, accidentel, au hasard"). Il a sa logique interne, cohérente jusqu'au malaise, jusqu'à la suffocation. Une logique de cauchemar. Une vraie. Car si Cronenberg a bien retenu quelques leçons de Bergman, l'un de ses principaux inspirateurs, c'est que, contrairement à ce que semblent croire certains cinéastes, nous ne faisons pas nos cauchemars en grand angle, en images déformées, au ralenti ou avec des voix distordues, à l'écho démultiplié. Non, comme dans Les fraises sauvages, le cauchemar ou, ici, l'hallucination (?) du junkie, ne perd jamais son aspect "ordinaire", ce qui lui confère une sobriété, une force sans égales et un potentiel horrifique bien plus efficace. Se souvenant une fois de plus de Shining, Cronenberg a sans doute compris que le comble de l'horreur pouvait tenir dans l'absence de réaction d'épouvante face à quelque chose d'épouvantable. Dans le chef-d'oeuvre de Kubrick, face à l'apparition du barman dans un hôtel supposé être désert, puis face à Grady, l'ancien gardien, Jack Torrance n'a aucune réaction de surprise ! Pire: il engage la conversation ! Pareillement d'un ton "naturel, détaché et désinvolte" (casual), William Lee (avec tout le talent d'un Peter Weller vraiment "habité" par son rôle), répond spontanément aux propos de sa "machine à écrire-insecte" Clark-Nova (qui lui déclare d'ailleurs qu'"il ne sert à rien de feindre la surprise" - la feint-il seulement? - un mouvement de recul presque imperceptible fait office de réaction!) puis au Mugwump, (créature reptilienne présentée comme un "spécialiste de l'ambivalence sexuelle") dès leur première apparition. Nous atteignons ici, à mon sens, quelque chose de mille fois plus insupportable qu'une réaction de surprise, d'horreur et/ou de fuite.
Tout au long de Naked Lunch, Lee finit par accepter l'impossible ; il se drape de cet univers fantasmagorique qui peu à peu prend le pouvoir. Il s'en enveloppe tel un linceul finalement horriblement... "confortable" ! Et le film ne décrit pas la lutte, le combat que mènerait dans un autre film le protagoniste pour échapper à cette contamination du réel par l'irréel. Tout simplement parce que le fantastique Cronenbergien ne place pas ses enjeux dans la problématique traditionnelle et un peu réactionnaire de la dialectique "invasion/réaction" type "maison hantée" ou "possession". Toutes proportions gardées, l'on a l'impression, dans Naked lunch, comme dans la plupart des films de Cronenberg depuis Shivers, que la menace que représente l'"anormal" pour le "normal" est moins importante que celle que fait peser le "normal" sur l'"anormal". L'"impossible", l'"irréel" est menacé d'extinction par les forces du "réel" et met donc en activité ses systèmes de défense, comme un dangereux virus engagé dans la lutte pour la survie contre des anticorps ou des médicaments censés le faire disparaître. Et c'est bien, une fois de plus du côté de Shining que nous nous retrouvons : l'hôtel Overlook n'est-il pas semblable à quelque organisme vivant "menacé" par l'intrusion d'éléments "nuisibles?" Cette vision du fantastique ne semble être que fondamentalement pessimiste. Mais ce n'est pas si simple. Revenons à Naked Lunch: Lorsque Hank et Marvin, les amis "écrivains" de Lee (si Bill est la projection de Burroughs, les deux autres sont des "doubles" de Kerouac et Ginsberg, écrivains amis proches de l'auteur) le retrouvent enfin, l'espoir d'un retour à la réalité, d'une fuite hors de l'Interzone, cet univers halluciné probablement issu d'une consommation massive de stupéfiants, semble effroyablement mince. On y sent ce côté "Doomed", "perdu d'avance" commun à Kubrick et Cronenberg. D'abord, parcequele cinéaste canadien ne nous a pas habitué aux "happy ends" (le dénouement de Naked Lunch ne serait pourtant pas le plus "tragique" dans son oeuvre), ensuite parce que semble déjà poindre la résignation toute cronenbergienne du héros visionnaire, qui vit ses derniers instants de confusion (il nie avoir jamais écrit un livre intitulé The Naked Lunch, il ne se reconnaît pas dans les pages que lui brandissent sous son nez Hank et Marvin: mais sa propre fiction l'a déjà absorbé : il est déjà passé de l"autre côté" !) avant d'entamer la dernière ligne droite vers le stade ultime de"renaissance" ou le dernier pas à franchir vers la nouvelle réalité devenue"unique" réalité. Le héros Cronenbergien est un jusqu'au-boutiste : il ne peut mais ne veut pas non plus stopper ou inverser le processus. (il en va ainsi pour Nola dans The Brood, Brundle dans The Fly, les jumeaux Mantle dans Dead Ringers, René Gallimard dans M.Butterfly et bien sûr, de Vaughan dans Crash). Aller au bout, poursuivre la métamorphose jusqu'à sa dernière phase (pour Bill Lee, c'est s'accepter en tant que "créateur", y compris de sa propre réalité sexuelle : inventer sa propre forme de sexualité est une des obsessions de Cronenberg) se concrétise par le "meurtre-suicide" (les deux actes semblent toujours liés chez l'auteur, cf. The Dead Zone, par exemple. Citons également les actes "désespérés" de Travis Bickle dans Taxi Driver de Scorsese, un film dont l'influence sur Cronenberg est évidente), geste à la fois blasphématoire et sacré par son aspect sacrificiel. Tuer et/ou se tuer, sacrifier sa raison, sa vie ou les deux. Tel est le prix à payer pour accéder à la renaissance, à la "nouvelle chair" (Videodrome).Bien sûr, comme tout film-monde ou "film-cerveau" (l'expression inventée par Deleuze pour évoquer Shining peut correspondre à Naked lunch et à Videodrome mais aussi à des films d'autres cinéastes d'inspiration proche et assez comparables dans leurs enjeux : Taxi Driver, King of Comedy, After Hours, Bringing Out the Dead pour Scorsese, Barton Fink des frères Coen ou Kafka de Soderbergh, oeuvres qui entretiennent des rapports assez étroits sur le plan thématique et symbolique), la mort du protagoniste, qu'elle soit réelle, rêvée ou purement métaphorique, se pare de résonances apocalyptiques. Une fois que la réalité créée par le héros est devenue seule réalité, ce que la disparition de celui-ci entraîne, n'est rien d'autre que la fin du monde. A la fin de Naked Lunch, pourtant, Bill ne meurt apparemment pas. C'est la Femme avec un grand F (comme Frost, son nom, qui signifie "givre, gel" en anglais : rappelons que les dernières images du film se déroulent dans un environment glacé), cette inconnue un peu terrifiante, cette "extra-terrestre" dirait Burroughs, homosexuel paranoiaque qui, au summum de son délire présentait les femmes comme une "autre race" complotant l'extermination des hommes (évoquons une fois de plus Taxi Driver, et Travis Bickle tenant dans son monologue halluciné de semblables propos, Wendy Torrance devenant l'"ennemie" que Jack doit éliminer dans Shining, mais pourquoi pas aussi sur un ton plus léger le "it's a totally different sex!" du Some like it hot ! de Billy Wilder).C'est "la dernière femme" assassinée par Bill, tirant sur la femme de l'écrivain Tom Frost (Ian Holm) ("double" de Paul Bowles) en répétant cette fois de manière intentionnelle, l'"accident"(?) de "the William Tell routine" où Joan Lee (l'épouse du héros, qui porte le même prénom et le même visage) a trouvé la mort. En dehors de la référence à l'"accident" bien réel survenu dans la vie de Burroughs, "tuer une deuxième fois" cette femme est peut-être la deuxième phase d'un rite de "passage" dont l'enjeu est l'auto-affirmation brutale de Bill Lee en tant qu'écrivain ET homosexuel. Les liens métaphoriques unissant chez Burroughs homosexualité et création littéraire sont ici soulignés par Cronenberg. Produire et (se) reproduire sont deux notions fusionnant dans l'imaginaire Burroughso-Cronenbergien. La reproduction d'un être sans accouplement (cf.les références à la reproduction des poissons dans Dead Ringers) a toujours été une préoccupation majeure chez le cinéaste: les "enfants" de Nola dans The Brood, les "télépodes" de The Fly ou le "fils" de Gallimard et Song-Li dans M.Butterfly en sont les exemples les plus frappants. Il s'agit en fait de provoquer la rupture totale entre reproduction et sexualité. Dans Naked Lunch, l'homosexuel, en inventant sa propre sexualité, recrée le monde, au mépris de lois "naturelles" et disloque l'image inconsciente de la "scène primitive" en lui substituant une autre : l'accouplement monstrueux entre Kiki et Cloquet que Bill surprend, vision phobique, cauchemardesque de l'homosexuel "honteux", d'abord terrifiante (et là, Bill est véritablement horrifié) puis finalement accepté en tant que passage obligé vers un monde définitivement "autre". Dès lors, comme Max Renn (Renn comme dans "ren(n)aissance" bien sûr) dans Videodrome, Lee peut dire adieu au vieux monde et saluer l'apparition d'une nouvelle réalité, d'une "nouvelle chair". Une nouvelle aventure commence. Mais nous n'en saurons rien : la fiction cronenbergienne ne nous accueillera pas plus avant et nous plante à la frontière enneigée d'Annexia, le territoire limitrophe de l'Interzone. Seul Lee fera le voyage. Avec la même expression de froide résignation qui l'a caractérisé tout au long du film, Peter Weller-William Lee entame un périple qui le conduira au delà du pouvoir des mots, du pouvoir de la fiction. La "deuxième mort" de la Femme prend tout l'aspect définitif, et auto-destructeur du sacrifice d'un monde, d'une réalité mentale individuelle élevée aux dimensions d'un univers tout entier. Comment ne pas évoquer une fois de plus ce grand film fondateur qu'est le Vertigo d'Alfred Hitchcock où déjà un homme s'efforçait de recréer le monde au gré de sa psychose morbide, de son obsession nécrophile, et où, loin de revêtir un aspect libérateur, la "deuxième mort" de l'élément féminin, comme l'avait souligné Martin Scorsese (jamais loin de Cronenberg, décidément), "plonge définitivement son protagoniste en enfer, entraînant le spectateur et l'univers tout entier avec lui". Cependant toute fin du monde suppose généralement l'apparition un jour ou l'autre d'un nouveau monde. Et pour être tragique ou fataliste, le dénouement de Naked Lunch n'est pas, répétons-le, la plus "noire", en apparence du moins, des conclusions imaginées par Cronenberg (à l'instar de celle de Crash, avec ses insistantes allusions à une "prochaine fois" illusoire sans doute mais (maigre) espoir tout de même d'un passage réussi vers une autre réalité). S'il y a, malgré tout, dans ces deux films, une sorte de croyance en un "mieux", c'est moins parce qu'ils constitueraient un éloge de la fuite selon Cronenberg, que parcequ'ils occupent, surtout Naked Lunch, une place capitale dans l'œuvre d'un artiste, celle d'une synthèse, d'un "manifeste" esthétique et thématique, et qu'à ce titre, le cinéaste ne peut s'y résoudre à laisser le pessimisme et la négativité tout envahir. Tout cela n'enlève bien sûr rien au pouvoir inquiétant, oppressant, de Naked Lunch. Le recours à des décors non-naturels, contrainte imposée à l'époque par le refus des actionnaires américains du film d'engager une production en Afrique du Nord pendant la Guerre du Golfe (!) renforce ce sentiment déstabilisant d'irréel, d'artificialité (et là, c'est le cinéma de Resnais qui peut être évoqué, le mugwump pouvant d'ailleurs être un "cousin" des monstres de Je t'aime, Je t'aime ou de La Vie est un Roman, et la contamination du réel par l'imaginaire littéraire, et réciproquement, renvoie bien sûr à l'incontournable Providence). Pourtant, comme je l'ai déjà dit, c'est bien l'aspect "ordinaire" de ce cauchemar éveillé (qui n'est peut-être que la longue rêverie d'un junkie effondré sur un trottoir new-yorkais) qui lui donne son aspect à la fois confortable et malsain et suscite le malaise. Le spectateur du film, étant invité à l'instar du héros à renoncer à lutter contre l'irréel sent avec horreur qu'à son tour, il va ressentir ce sentiment d'indifférence, de résignation face à ce qui obéit à une réalité "autre" au point d'y trouver quelque chose de "familier", de déjà vu. C'est ce qui se produit également à la vision de Crash, la bonne idée de Cronenberg étant de bâtir sa fiction (comme J.G. Ballard, bien sûr dans le roman d'origine) sur deux éléments "ultra-ordinaires" de notre société : la voiture et le sexe, pour délivrer à partir de cette "trivialité" une troublante expérience psychotrope stimulant notre intellect, nos sens et nos affects.(Quant à la télévision, autre balise "incontournable" du quotidien, c'était déjà fait avec Videodrome). De la même manière, mais dans une optique bien plus baroque, un autre cinéaste proche de Cronenberg et qui a plus que sonprénom pour le prouver, je veux parler de David Lynch, a fondé une grande partie de son pouvoir de fascination et d'angoisse sur les innombrables références aux principaux éléments constituant le paysage moderne de nos cités et de nos domiciles (dans Lost Highway, les interphones, les téléphones portables, les cassettes vidéo, les caméscopes etc. sont les détonateurs du plongeon dans la terreur) Dans Shining, film décidément incontournable, l'horreur naissait, répétons-le, de l'indifférence affichée par Torrance face au surnaturel. Pour traumatisante qu'elle soit (et il est vrai que, sur le moment, Jack est véritablement terrifié) sa rencontre avec l'"hôte" de la chambre 237 est moins insupportable que ce même jack affirmant à sa femme, quelques instants après, qu' "il n y a rien ni personne là-bas" (je cite de mémoire). Le personnage finira d'ailleurs totalement "absorbé" par l'irréel (cf. la photo de la fin) comme si c'était -en quelque sorte- ce qu'il avait toujours souhaité. Entrer dans la nouvelle réalité, la "pénetrer", c'est également le souhait de la plupart des héros de Cronenberg (cf. Max et l'écran TV "absorbant", Brundle et le "bain de plasma") et si cela revient à tirer un trait sur l'ancien monde, la vieille chair ou notre réalité, tant pis :c'est le prix à payer. Le meurtre ou le suicide, voire les deux, pouvant achever le processus.
Un critique du Masque et La Plume, Philippe Colin, je crois, guère amateur de Cronenberg avait signifié son agacement devant M.Butterfly en comparant son protagoniste et son aveuglement à l'Inspecteur Clouseau (Peter Sellers) le personnage de la célèbre série de films de Blake Edwards (une des plus belles "gaffes" de Gallimard étant de prédire un règlement rapide et à l'avantage des américains de la guerre du Vietnam!). En faisant cet audacieux parallèle, Il pensait évidemment accabler Cronenberg. En ce qui me concerne, ce rapprochement me ravit ! En effet, en plus de souligner indirectement l'aspect pathétique du héros Edwardsien (on sait bien que le réalisateur de The Party n'est pas qu'un simple "amuseur") ET l'humour "froid", très "pince-sans rire", délibérément distillé par Cronenberg (car, lui, en revanche n'est pas qu'un "tragique" : je citais tout à l'heure Some Like It Hot! Mais René Gallimard n'applique t-il pas à son existence toute entière le célebrissime "Nobody's perfect!" qui clot le chef-d'oeuvre de Wilder? ), il met exactement l'accent sur l'élément central du rapport qu'entretient le héros cronenbergien avec le réel : l'horreur - parfois teintée de dérision, il est vrai - naissant non plus de la destruction de ce réel mais de l'acceptation résignée d'une autre réalité, appelée, souhaitée et terrifiante parce que vraisemblable.

dimanche, juillet 10, 2005

SCARFACE de Brian De Palma... Derrière la balafre (1/4)


0. INTRODUCTION
Avec Les Incorruptibles et Mission:Impossible, Scarface est sans doute le film de Brian DePalma le plus connu du grand public (sans que, à l'instar des deux premiers titres cités, son nom y soit spontanément associé: à la différence de Spielberg, Coppola ou Scorsese, le nom du réalisateur a tendance à s'effacer avec le succés du film) Plus peut-être que tout autre film de DePalma, Scarface a marqué de son empreinte quasi-indélibile bon nombre de critiques et de spectateurs. Ce remake modernisé et "cocainé" du film de Howard Hawks (1931) a été capable de rassembler, sans avoir véritablement ameuté les foules à sa sortie, petità petit, par le biais des vidéo-clubs (un des plus gros succés de location aux USA) un public de plus en plus nombreux et de plus en plus hétéroclite,allant de grands noms de la critique Europèenne à de jeunes cinéastes en herbe (intégrant à travers lui le nom de DePalma au sein du panthéon cinéphilique de leurs inspirateurs, généralement aux côtés de Scorsese et Coppola) en passant par les innombrables apprentis gangsters authentiques qui, des deux côtés de l'Atlantique, ont fait du personnage principal Tony Montana et de son rêve de puissance, un idéal d'existence vers lequel il convient de tendre quelqu'en soit le prix… Par cette notoriété, Scarface occupe donc une place à part dans la carrière de son auteur. Son film le plus célebre est-il aussi le plus réussi? Ce n'est pas un film sans défauts. Mais ce bouillonement baroque, "plein de bruit et de fureur", ce spectacle bariolé et sanglant de près de 3 heures eclipse par ses nombreuses qualités ses quelques discutables points faibles. Je vous invite donc à vous pencher avec moi sur ce film beaucoup plus complexe et ambigü que l'ont cru la plupart des critiques: en effet, peu de films auront été aussi mal perçus à leur sortie que ce Scarface revu à la sauce cubaine, tumultueuse reflexion sur le thème de la chute, sur les pièges du regard et du signe, et j'ose le dire, véritable brûlot politique à la noirceur presque nihiliste, le tout servi par un Al Pacino omni-présent, génialement inspiré, injustement accusé d'en faire des "tonnes" alors que cette démesure est le vecteur idéal d'un projet cinématographique placé sous le signe du paroxysme…
1. MALENTENDUS ET IDEES RECUES/
UN CAUCHEMAR AMERICAIN
Faites l'expérience autour de vous: parlez de Scarface à vos amis: immanquablement ceux-ci mentionneront la scène dite "de la tronçonneuse". Avec jubilation pour les plus sadiques, avec horreur pour les plus sensibles. Il faudrait étudier à part et en détail cette séquence qui est un chef-d'œuvre de tension dramatique dont la violence réside moins dans ce qui y est montré (on y "montre" pas grand chose en fait) que dans ce qu'elle suggère de terrifiant d'un point de vue psychologique et social; j'y reviendrai. Ce "deal" qui tourne (très) mal pour les protagonistes montre d'éclatante manière la maîtrise d'un cinéaste au sommet de son art et constitue donc une séquence d'anthologie, la plus fréquemment citée par les fans du film comme par ceux qui ne le connaissent que de réputation…Malheureusement, il est évident qu'isoler cet unique passage ne saurait rendre justice à l'ensemble touffu et complexe de scènes "fortes" ou"faibles", "pleines" ou "creuses", à la pulsation quasi-musicale, qui font toute la richesse de ce long film. C'est ce culte de la scène d'anthologie, du morceau de bravoure, un "vieux" travers de la cinéphilie, qui conduit certains spectateurs à ne retenir d'Apocalypse Now par exemple que la "charge" des hélicos sur fond de Wagner et qui - entretenu par beaucoup decinéastes eux-mêmes - à "forgé" la cinéphilie de nombreux jeunes cinéastes américains, de Tarantino à Fincher, qui l'appliquent sciemment - et parfois avec brio - à leur propre travail. Or il est net que chez DePalma - j'emprunte cette théorie au regretté Iannis Kathsanias (des Cahiers du Cinéma) peut-être celui qui en France avait le mieux "perçu" DePalma - se font sentir un dilemme, un tiraillement, une indécision permanente entre le souci d'élaborer de "grandes scènes" et le désir de tout "lier", de tout faire "fusionner" afin que le résultat ne soit plus qu'un seul et unique bloc narratif. (Comment ne pas penser à La Corde d'Alfred Hitchcock?) C'est une fois de plus la marque Hitchcockienne qui ressurgit, éternelle tarte à la crème de la critique - ou du critique paresseux - citant à la hâte (et non sans un certain amusement dédaigneux la plupart du temps) tel ou tel démarquage d'une célébre séquence, d'un postulat scénaristique de Sir Alfred. Or la référence à ce bon vieux vieux "Hitch" ne surgit pas toujours là où on l'attend et elle peut être beaucoup plus subtile, plus "diffuse" que le critique pressé ne l'imagine… Dans Scarface, comme dans la plupart de ses meilleurs films, Blow Out, Carlito'sWay(L'Impasse) , Casualties of War (Outrages), Brian DePalma déploie donc une stratégie narrative presque "schizophrènique", une dualité maladive du dispositif diégétique, un fantasme de récit cinématographique où un film - même découpé en chapitres distincts - ne formerait qu'une seule séquence. Ce qui ne peut que nous ramener à Hitchcock et à son choix de mise en scène pour La Corde, film mythique "en un seul plan" (en fait un premier plan d'exposition suivi d'un long "plan-séquence" - plus d'un bien sûr en réalité, en décor unique où le cinéaste anglais multiplie les astuces pour dissimuler les changements de bobine) et nous démontrer une fois de plus que l'élève-Brian dépasse le Maître en effectuant le tour de force d'inspirer au spectateur ce sentiment de fluidité, de continuité par des effets de montage savants mais presque invisibles et en appliquant ce principe à des récits différents de La Corde puisque sans unité de temps ou de lieu (sauf dans Snake Eyes, qui convoque également les ombres de Fritz Lang et Orson Welles). Les personnages semblent évoluer sans rupture d'un lieu à l'autre, d'un moment à un autre, un peu comme dans un rêve. C'est dans Casualties of war et Carlito's Way que cette fluidité est la plus sensible: dans ces deux films, la narration en boucle épouse le flottement cotonneux d'un rêve qui s'écoule lentement. Pareillement, Body Double suggère par un épilogue des plus ambigüs la possibilité que toute l'aventure de son protagoniste ne serait qu'un songe éveillé claustrophobique... ici,c'est une autre conclusion (?) tout aussi équivoque qui surgit à la mémoire du cinéphile: celle qui rassemble les deux amants de La Mort aux trousses dans une étreinte quasi-onirique à la limite du réel, dans la chaude intimité d'un wagon-lit que ceux-ci n'ont peut-être jamais quittés… Le mot "rêve" nous ramène tout naturellement à notre sujet "He loved the American Dream… With a vengeance" proclame l'affiche originale de Scarface. Le rêve américain est au cœur de la saga de Tony Montana. Un rêve qui aura tôt fait - nul ne s'en étonnera - de tourner au cauchemar. Un cauchemar hitchcockien (plus que "hawksien"…) mais pas seulement. Beaucoup de critiques ont peut-être "loupé le coche" à la sortie de Scarface. Ceux qui ont annoncé que DePalma abandonnait cette influence encombrante n'ont pas vu que celle-ci s'insinuait encore de part et d'autre de l'épopée du gangster cubain - j'y reviendrai - mais beaucoup n'ont pas non plus été capables de discerner certaines autres sources d'inspiration venues complexifier le réseau référentiel de DePalma, en particulier deux influences de plus en plus remarquables dans l'œuvre du cinéaste: de Scarface à Carlito's Way, en passant par The Untouchables ou Casualties of War: Sergio Leone et Sam Peckinpah (si l'auteur de La Horde Sauvage n'était pas aussi sous-estimé, Brian DePalma mériterait presque selon moi d'être présenté comme son digne héritier, plus que celui d'Hitchcock, à la limite, étiquette bien commode et sans doute plus "valorisante" y compris pour les défenseurs de DePalma eux-mêmes) notamment dans la manière d'agencer les scènes de violence et dans la montée presque "sexuelle" de la tension dramatique étirée jusqu'au malaise rappelant les morceaux de bravoure légendaires signés par le maître du western italien ou les ouvertures de La Horde Sauvage et des Chiens de Paille. Scarface demeure encore aujourd'hui ici et là largement mal compris, par ses détracteurs comme par certains de ses fans qui n'en retiennent que le côté "destroy". Je n'en proposerai qu'une interprétation parmi d'autres, mais en toute modestie, je souhaiterais essayer de dissiper quelques "malentendus", déjouer quelques "pièges" et dévoiler certains aspects ignorés ou négligés par la critique… Dans la suite de cet article, je tenterai donc de "comprendre" Scarface: le film ET le personnage.
(à suivre)

samedi, juillet 09, 2005

En épluchant L' ORANGE MECANIQUE (2)

2. ORANGE MECANIQUE A VIEILLI?

Avec Dr. Strangelove, A Clockwork Orange est sans doute le film le plus explicitement "politique" de Kubrick. Mais par "politique", je veux dire le plus explicitement tourné vers la société, la place de l'individu dans la cité, les rapports de force et de domination-soumission qui sous-tendent l'organisation de cette société, des thèmes qui sont bien sûr traités dans tous ses films mais qui apparaissent de façon particulièrement brutale ici. Qu'on ne se méprenne pas, lorsque je parle de politique, je ne veux surtout pas parler d'idéologie. Quiconque connaît un tant soit peu le cinéma Kubrickien ne peut pas ignorer à quel point le cinéaste rejette tout rapprochement avec une doctrine politique quelle qu'elle soit. Pourtant, une approche hâtive pourrait presque faire passer Orange Mécanique pour un "film à thèse". Certains ont même cru bon pour dénigrer le film de prétendre que son "message" avait "vieilli", qu'il s'adressait à l'époque de sa sortie à une génération de "rebelles" et qu'il était donc maintenant "hors du coup". En gros, Orange Mécanique serait un film "baba-psyché-LSD-rebelle-70's" et démodé, tel un vulgaire Easy Rider, mais revu façon ultra-violence. Sottise. Outre le fait que si Orange était bien l'un de ces films, il serait -justement- très "mode", à en juger par la persistance d'un revival 70's qui n'en finit pas d'envahir clips, pubs et défilés de mode de toutes sortes, il me paraît absurde d'affirmer que le discours que développe Kubrick (et qu'a initié Burgess, bien sûr) serait "passé" de mode, tant sa portée universelle, son acuité, sa précision, sa lucidité semblent aujourd'hui, comme elle l'étaient hier et comme elle le seront demain, d'une pertinence, d'une exactitude indéniables, tout du moins jusqu'au jour où l'on aura trouvé le moyen d'éradiquer la violence, la barbarie de la surface du globe, ce qui n'est justement pas pour demain! Orange Mécanique est TOUT sauf un film "rebelle", "révolutionnaire", "anarchiste", "révolté" etc. Ses enjeux, bien plus intéressants, bien plus adultes sont situés ailleurs, j'y reviens plus avant. Quant au décor, au mobilier lui aussi "kitsch" et "démodé", c'est faire injure à Kubrick que de croire qu'il n'était pas lui-même conscient que ces décors étaient déjà d'un horrible mauvais goût en 1971, et que pointer du doigt cette laideur n'était pas intentionnelle... Ne parlons même pas du faux procès idiot, inepte, que certains voudraient faire à un film qui serait dépassé sur le plan " technique ", sur le plan du "rythme" et autres absurdités. Là aussi : d'une part, on fera observer à ceux-là, dont la perception de spectateur a dû subir les ravages de projections répétées de produits hollywoodiens au filmage épileptique et à la virtuosité aussi "déjantée-destroy-hallucinante-de-la-balle" que stérile et vide de sens, à ceux qui considèrent comme l'acmé de la modernité dans le domaine de l'expression artistique des dessins animés produits à la chaîne, d'une pauvreté esthétique affligeante et d'un simplisme conceptuel consternant -- clichés larmoyants et métaphysique de bazar assénés à coups de truelle, mais auxquels une origine nippone, une appartenance à une certaine "culture" semblent conférer une sorte d'immunité diplomatique du jugement critique les rendant purement et simplement inattaquables, à ceux-là donc et à quelques autres, on rétorquera que le cinéma de Kubrick n'est pas "démodé" par rapport à ceux qui, éloignés de la veulerie démagogique des grands studios ET de la pseudo-indépendance de quelques soi-disant "rebelles" ne faisant que développer un système parallèle de production aussi "ciblé" et "calculé" que les gros budgets auxquels on fait semblant de les opposer, continuent, humblement, courageusement, de pratiquer un cinéma dont la priorité reste l'art avant le commerce : Manoel de Oliveira, Abbas Kiarostami, Otar Iosseliani, Belà Tarr, Joao Cesar Monteiro, Peter Greenaway, Arturo Ripstein, Michael Haneke, Hou Hsiao Hsien, Lodge Kerrigan, Bruno Dumont, Tsai Ming-Liang, Darejan Omirbaev, Alexandre Sokourov, Théo Angelopoulos, Alain Cavalier, Ermanno Olmi et d'autres de plus en plus rares hélas. Il est bien dommage, précisément que (presque) plus personne ne fasse de films comme ceux de Kubrick, Bergman, Dreyer, Kurosawa, Bunuel, Fellini, Tarkovski et d'autres grands maîtres. Quant au plan purement "technique", donc, en fait "technologique" qui consiste à opposer un film fait avec les moyens disponibles en 1971 à ceux faits avec les moyens disponibles en l'an 2005, mieux vaut en rire: pourquoi ne pas reprocher aussi au Cuirassé Potemkine de n'être ni parlant, ni en couleurs, ni en cinémascope, ni en dolby-super-surround-THX-DTS??? Allez, un peu de sérieux. Fin de la parenthèse sur le "vieillissement" d'Orange Mécanique !
3. NOUS SOMMES TOUS DES ALEX. Ou l'illusion du "révolté".
La figure du masque est un leitmotiv incontournable dans le cinéma Kubrickien (et je parle du véritable masque: de Sterling Hayden à Jack Nicholson, en passant par Peter Sellers ou James Mason, et sans oublier d'innombrables seconds couteaux aux trognes inoubliables, les masques "humains" de ces visages tour à tour impassibles, "monolithiques" ou secoués de convulsions quasi-telluriques marquent tout autant le spectateur) et la critique Kubrickienne n'a pas manqué d'en démontrer la signification, Michel Ciment le premier dans son ouvrage de référence. En dehors du trouble que provoque son apparition souvent incongrue, déstabilisante, le masque Kubrickien, la "persona" de la tragédie grecque, n'est pas le moindre des signaux de mise en garde qu'adresse le cinéaste à son public dans son approche profondément sceptique de la société. Méfiance. Rien de bêtement paranoïaque, là-dedans: il ne s'agit pas de dire simplement "le mal s'avance masqué" ou encore, "ne vous endormez pas!" comme dans une SF des années 50, où la possibilité d'une victoire contre le mal, non pas en tant qu'aboutissement d'une démarche éthique mais en tant que simple dénouement conventionnel de la fiction manichéenne archétypale de la lutte bien contre mal, héros contre vilain, gentil contre méchant, est toujours plus ou moins suggérée. L'avertissement qui clôt le The Thing original de Niby et Hawks est une mise en garde sous la forme d'un appel au combat, combat que l'on peut gagner. La vision Kubrickienne est plus ambiguë. On a pu la qualifier de pessimiste, de misanthrope voire d'inhumaine. Caricature! Bien au contraire. Si Kubrick semble nous toucher autant, nous déstabiliser autant, c'est bien précisément parce que son sujet fondamental de préoccupation reste l'homme, l'humain. En deux mots, si Kubrick ne s'était pas autant intéressé justement à ses semblables, il aurait fait un autre métier. Bouclons ici le dossier "misanthropie", l'un des plus graves contresens faits sur le cinéaste en soulignant seulement que ce faux pessimisme n'est que l'affirmation lucide de la difficulté que l'humain va devoir affronter pour vaincre sa pulsion meurtrière. Suggérer, comme dans 2001, que le progrès technologique va de pair avec la "volonté de puissance", avec l'instinct de meurtre, n'est pas "excuser" ou "légitimer" la violence, même en tant qu'"accoucheuse de civilisation". Montrer un Alex "guéri" à la fin d'Orange Mécanique, n'est pas pour Kubrick synonyme de défaitisme, de cynisme, voire de nihilisme. Orange Mécanique n'est pas, comme l'ont indiqué à tort certains critiques pressés ou bigleux, un ancêtre de Fight Club, bien trop maladroit, tant le sujet -intéressant par ailleurs- semble échapper à David Fincher, cinéaste pourtant assez loin du marasme hollywoodien, mais pris à son propre piège de "mise en accusation" de la société. Non. JAMAIS Kubrick n'a voulu faire dans Orange Mécanique la moindre concession à une légitimation de la violence. Bien au contraire. Mais l'une des sources de ce malentendu vient précisément de l'un des aspects les plus importants du cinéma de Kubrick qui est justement de parvenir, sans jamais céder à l'apitoiement, à éveiller en nous une certaine empathie avec ses protagonistes: oui, nous pouvons avoir de la sympathie pour ses personnages, autant que pour un Richard III, au sens fort de la sympathie: nous compatissons; c'est la même chose: nous souffrons "avec" eux (mais non pas "pour" eux, c'est bien là, la différence fondamentale avec la fiction mélodramatique cuculienne et clichetonneuse!). Et ce qui est capital, c'est que Kubrick en nous faisant assister à la "monstrueuse parade" d'Alex ne tombe dans aucun des deux pièges les plus fréquents des films "à message", "contre la violence", "pour la tolérance" et bla-bla-bla ou se proposant d'étudier les rapports "monstre/société", "normal/anormal" etc. : il ne procède ni à l'inversion simpliste "le monstre est gentil et les gens "normaux" sont les méchants", ni au cliché de l'innocent accusé à tort: combien de films soi-disant contre la peine de mort racontent en fait l'histoire d'un personnage victime d'une erreur judiciaire que l'on tente d'arracher à la peine capitale? Combien de films soi-disant anti-MacCarthistes, racontent l'histoire d'un individu accusé à tort qui tente de prouver qu'il n'est PAS communiste!!! Kubrick répondait justement à Ciment là dessus en disant qu'il avait voulu éviter le piège dans lequel tombent ces innombrables films hollywoodiens des années 40-50 soi-disant "contre" le lynchage, où l'on nous dit -en gros- qu'il ne faut pas lyncher les innocents, alors qu'on devrait plutôt dire qu'il ne faut jamais lyncher personne! Comme tous les personnages de Kubrick, Alex, puisqu'il s'adresse directement au spectateur (là aussi, serait-il possible de croire ne serait-ce qu'un instant à une coquetterie de style gratuite?), en l'appelant son "frère" et son "ami", il pourrait tout aussi bien dire "mon semblable, mon frère" et nous lancer, à la manière d'Hugo "ô insensé qui crois que je ne suis pas toi!". La force d'un cinéaste comme Kubrick est de nous sensibiliser à l'existence d'un "mal" en l'homme. Mais si ce mal est dans l'homme, il n'est pas pour autant impossible de le combattre. Et si cette lutte est rendue extrêmement difficile, c'est que -justement- beaucoup de sociétés en toute hypocrisie s'accommodent fort bien de ce "mal" pour l'exploiter dans divers domaines: les médias, le spectacle, la politique, et comme il est montré dans Orange Mécanique, l'établissement d'un régime autoritaire (le scénario semble suggérer l'arrivée d'un "retour de manivelle" de la part d'un gouvernement conservateur à la limite du fascisme, désireux de frapper un "grand coup") préférant finalement utiliser la violence du délinquant au service de son pouvoir plutôt que de continuer à chercher à la purger de nos sociétés. Terrible constat sur ces sociétés dites civilisées entretenant -à dessein- nos pulsions primitives de meurtre pour renforcer une police, une armée (Full Metal Jacket) ou quoi d'autre encore? Car qui est Alex, finalement? Un être d'une désespérante et terrifiante banalité, dont l'imaginaire, chaotique, laisse s'entrechoquer Beethoven (Alex n'écoute pas de la pop music: à travers ce décalage entre le délinquant, le criminel et la musique classique, Kubrick ironiserait-il sur le lieu commun, le cliché de salon qui veut que l'on ne comprenne pas comment les officiers Nazis pouvaient aimer la "grande musique"?) images et sons issus du cinéma "populaire" (péplums, films d'horreur, comédies musicales), fantasmes érotico-masturbatoires mécaniques, névrotiques où se mélangent allègrement sexe et violence: une caricature à peine poussée de nombreux jeunes dits "difficiles", "en manque de repères", victimes plus ou moins consentantes d'une confusion, d'un terrible désordre, d'un véritable feu croisé de signaux consuméristes digne du pire des conditionnements mentaux (reflet "décalé", à peine décalé du traitement Ludovico) parfois carrément contradictoires (en apparence du moins) dont nous trouvons plus que jamais des exemples de nos jours dans les cités, les banlieues, les ghettos urbains d'ici ou d'ailleurs. Et l'on fera remarquer ici au passage, que ce qui fait -entre autres- "l'actualité" d'Orange Mécanique, c'est que le langage "vernaculaire" des droogies d'Alex évoque tout simplement les "keufs", "meufs" et autre "tassepé" de nos "téci" chéries. Dira-t-on encore que ce film a "vieilli"? Alors le "masque" du "révolté" vole en éclats: Alex qui se cramponne à son illusion de "marginalité" n'est qu'un individu ordinaire aux rêves de puissance d'une effarante banalité. Aussi vulgaires que les projections érotiques fantasmatiques du Bill Harford d'Eyes Wide Shut. Aucune portée politique dans sa révolte, pas même de contenu véritablement "antisocial", encore moins de projet d'anti-société. Au clochard qu'il s'apprête à massacrer et qui vitupère contre la société, Alex demande ce qu'elle a de si "mal" cette société au juste? Moment-clé! Piste essentielle pour comprendre le personnage d'Alex et le leurre que représente sa prétendue marginalité, son caractère "antisocial". Mais voyons Alex n'est pas "contre" la société. Et cette dernière ne saurait se passer d'individus comme lui! Pour justifier la répression de la violence par tous les moyens (L'Angleterre de Kubrick-Burgess semble avoir déjà basculé dans un régime autoritaire), des centaines d'Alex sont un bien extrêmement précieux, promis au destin de bouc-émissaires pour ressouder la communauté des "gens bien". De plus, on n'oubliera pas de rappeler que la plupart des états totalitaires ont toujours "recruté" leurs exécuteurs des basses oeuvres les plus dévoués dans le lumpen-prolétariat, parmi les petits délinquants, les petites frappes trop contentes de pouvoir continuer à laisser libre cours à leur violence, protégés par une autorité, dans leur bel uniforme flambant neuf au nom d'une idéologie dont ils seraient en général bien en peine d'énoncer les principes politiques... (Mais quel individu, même soi-disant, "honnête", pourrait affirmer avec certitude qu'il ne commettrait pas des actes de violence s'il se savait assuré qu'une instance "supérieure" en endossait toute la responsabilité? Souvenons-nous de la fameuse expérience sur la "soumission à l'autorité" de Stanley Milgram, reconstituée dans le I Comme Icare de Verneuil). Qui sont les deux flics qui brutalisent Alex à sa sortie de prison? Ses deux anciens complices! La coïncidence est un peu grosse, elle souligne l'aspect "conte moral" de l'itinéraire d'Alex, mais elle annonce aussi le destin futur du personnage et sa récupération, sa vraie "guérison" lorsqu'à son tour il deviendra lui aussi le bras armé d'un gouvernement ultra-répressif, comme l'annonce sa dernière entrevue avec le ministre venu proposer sa nouvelle fonction à un Alex hébété et heureux, comme à l'issue d'un rêve érotique particulièrement agréable. L'avenir s'offre à lui. Le "monde appartient" à cet Alex-andre Le Grand d'un nouveau genre, comme le "monde appartient" aux GI's de Full Metal Jacket qui chantent à tue-tête l'hymne du club Mickey, comme la globe terrestre qui s'offre à l'Enfant des Etoiles de 2001. Le "triomphe" d'Alex est évidemment une illusion, c'est celui d'une société qui a le dernier mot. Pour le moment, du moins, notre "héros", "frère et ami" se régale àl'avance de ses nouvelles prochaines aventures, savourant ces applaudissements, flattant le banal désir de reconnaissance de cet individu, si proche de nous, terriblement humain.

jeudi, juillet 07, 2005

Monsters over London


lundi, juillet 04, 2005

En épluchant l'ORANGE MECANIQUE

(1ere partie)

A PLUS D'UN TITRE: ORANGE MECANIQUE / A CLOCKWORK ORANGE
(Proposition d'analyse du film de Kubrick, prenant son titre comme base de réflexion.)



Un livre, un film, c'est d'abord un titre. Truisme. Certes. Cependant, j'aime à penser que la fonction de ce titre n'est pas seulement envisageable comme instrument préalable de "préparation" à l'oeuvre (le titre est bien souvent la toute première information que nous en recevons) mais aussi comme instrument essentiel du rapport que nous entretenons avec cette oeuvre a posteriori. Comment pourrait-on nier le rôle que joue le titre du livre ou du film dans notre imaginaire, dans la constitution de notre culture littéraire ou cinématographique? Comment ignorer que ce groupe de mot ou ce mot unique, cette simple syllabe, cette simple lettre parfois peuvent, à leur simple énonciation, provoquer en nous un déclic intellectuel, éveiller instantanément une ou plusieurs images mentales, des sons, une musique, une ou plusieurs scènes ou séquences entières, voire quelque chose de plus insaisissable et de plus global à la fois: une impression d'ensemble, presque une couleur, pourrait-on dire? J'ajouterai que ce titre est donc décisif dans la manière dont un film intègre notre culture puisqu'il est évident que, sous un autre titre, même légèrement différent, le même film ne déclencherait pas nécessairement le même phénomène d'image mentale. Pour prendre un exemple, le plus simple possible: le titre Z provoque sans doute lorsqu'on y pense avant, pendant et surtout, après le film de Costa-Gavras un effet bien plus marquant que si celui-ci possédait un titre plus conventionnel du genre "A La Recherche de La Vérité" ou "Au nom de La Liberté" ou même "L'Affaire Z" ou "Le dossier Z" etc. De la même façon, cette image mentale différera sans doute en fonction des titres donnés à un même film dans différents pays. Il est évident que pour un spectateur américain,The Deer Hunter, le beau titre allusif du film de Cimino ne provoque pas la même espèce de déclic que notre "Voyage Au Bout de L'Enfer", plus explicite mais aussi plus racoleur et grandiloquent (et, disons-le, un peu mensonger, tant les enjeux du film se situent ailleurs que dans une banale odyssée guerrière).
Pardonnez ce long préambule. Et Orange Mécanique, dans tout ça? Et bien nous y voilà: ORANGE MECANIQUE. En voilà, un drôle de titre. "D'où diable peut-il sortir? Qu'est-ce que ça veut dire ?" durent se demander de nombreux spectateurs à la sortie du film. Beaucoup savaient qu'il y avait, à l'origine du film de Kubrick un roman déjà lui-même réputé d'un grand écrivain britannique nommé Anthony Burgess. Le titre original du roman était A CLOCKWORK ORANGE. Et là, déjà, l'on peut observer un détail qui ne devrait pas passer inaperçu. La présence de l'article indéfini. Le titre français du roman de Burgess, curieusement, est L'ORANGE MECANIQUE, apparition de l'article défini. Et le titre français du film est celui que nous connaissons, cette fois, l'article indéfini laisse la place, non pas à "rien", à un "vide", tous les grammairiens vous le diront, mais à ce que l'on appelle communément l'article Ø (ou "article zéro"). Ce jeu sur la détermination, en apparence dérisoire, n'est pourtant pas étranger à une part de la fascination qu'exerce ce titre, pas banal, pour un film qui l'est encore moins. J'y reviendrai dès que j'aurai rappelé l'anecdote connue sur l'origine assez simple du titre du roman de Burgess. L'écrivain avait surpris dans un pub, une conversation au cours de laquelle l'un des interlocuteurs avait, pour caractériser l'étrangeté d'une personne, qualifié cette dernière de "clockwork orange". "As queer as a Clockwork orange", expression assez courante dans le vocabulaire "cockney", "Aussi bizarre qu'une Orange Mécanique", en somme. (Précisons immédiatement que Burgess privilégie toujours le nom d'"Orange" en tant que fruit et non en tant que couleur -les deux mots étant également homonymes en anglais (il aime à rappeler qu'en Malaisie où il passa une partie de sa jeunesse, il avait noté qu'" Orang" signifiait "homme"). Mais est-ce que cette charmante expression semblant surgir de quelque aimable divertissement surréaliste correspond vraiment à l'expression anglaise d'origine? Il y a quand même un élément important: c'est le fait que Clockwork ne signifie pas simplement "mécanique". Y aurait-il affaiblissement à la traduction? C'est la notion de mécanisme d'horlogerie (clock-work) qui disparaît et sans doute avec elle le rapport au temps et à sa nature cyclique, thème pourtant on ne peut plus Kubrickien. Pour autant, on imagine bien cette drôle d'orange, vue en coupe (et l'idée de coupe relayée par les armes blanches utilisées par les voyous, le poignard brandi par Alex sur l'affiche du film achève de nous ramener à l'équation Oeil-Désir-Violence, déjà superbement présentée en un plan légendaire de l'essentiel et fondateur Chien Andalou de Bunuel et Dali) révélant tel un jouet raffiné savamment ouvragé, des rouages, des écrous, des vis, etc. L'opposition entre l'apparente simplicité de l'objet et ses subtilités cachées donne déjà une idée de l'ambition de Burgess et de Kubrick: ouvrir la boite, démonter le mécanisme, voire un peu ce que la bête (le monde? L'homme? la société?) a "dans le ventre", ou "dans la tête".
L'"orange", par sa forme, est symptomatique de l'ensemble du travail formel et symbolique décliné sous d'innombrables formes par Kubrick dans ce film, mais déjà exploré, bien sûr, (et comment pourrait-il en être autrement?) dans son précédent film, 2001, ballet de corps spatiaux, astres, planètes et astronefs aux formes sphériques bien visibles, en somme: la figure du cercle et ses différentes déclinaisons et prolongements, brillamment analysés dans un article qui fait référence dans le corpus critique Kubrickien: "Les Avatars du Cercle" par Jean-Loup Bourget " paru dans Positif et réédité dans l'indispensable "Dossier/Positif" consacré au Maître (chaudement recommandé par votre humble serviteur. Editions Rivages) La sphère-orange, ce globe nous amène naturellement à l'autre globe, incontournable, le globe oculaire. En anglais "Eyeball". Et rendons grâce à la langue de Shakespeare, par sa lumineuse concision d'opérer d'elle-même ce fulgurant rapprochement - "Eye - Ball "- entre l'oeil et l'autre sphère-globe-boule, allant, comme les yeux, généralement par paire, et tout aussi fondamentale ici: vous l'aurez deviné, "the balls" les "Valseuses", "the yarbles" (proche de "marbles", "billes" en anglais) en nadsat, le langage parlé par Alex et ses Droogs: le film " tourne " évidemment beaucoup autour, si j'ose dire, mais c'est l'évidence. Ce globe oculaire, donc (et même le français pourrait, charmant hasard linguistique, nous suggérer quelque jeu de mot grivois sur l'oeil, ce globe "au cul-aire"!) qui concluait 2001 par les "yeux grands ouverts" du fotus astral et qui ouvre cet Orange Mécanique, le gros plan de l'oeil d'Alex, emplissant tout l'écran, comme une monstrueuse créature dotée d'une vie propre, mais peut-être en "sommeil", en mode "pause" (pour reprendre l'analogie effectuée par Serge Grunberg des Cahiers à propos de Shining lorsqu'il compare Jack Torrance à une sorte de programme humain que son fils, par son pouvoir, et les forces mystérieuses à l'oeuvre dans l'Hôtel Overlook seraient capables d'activer, de désactiver, voire de faire revenir en arrière -les pas dans la neige- ou de mettre en "arrêt sur image" -freeze en anglais, gel de l'image, cf. l'avant-dernier plan, je me permettrai d'ajouter aujourd'hui de "scanner" et "d'imprimer": cf. la toute dernière image), tel une caméra en stand-by (Alex est là, attendant qu'on le "déclenche", que quelque chose vienne stimuler la mécanique de ses instincts sexuels-meurtriers. Faut-il rappeler que toute l'oeuvre de Kubrick présente l'individu comme un "programme", avec ses phases de déclenchement, d'activité et, surtout ses "déraillements", ses "bugs", pourrait-on dire?) soulignant clairement le caractère essentiel du leitmotiv optique dans l'oeuvre du cinéaste. J'y reviendrai plus avant, mais comme il a déjà été analysé par de nombreux critiques, le thème du regard, mais plus précisément encore, celui de l'oeil, est au coeur du cinéma de Kubrick, non pas en tant que simple instrument d'étude sur le voyeurisme, aspect somme toute assez réducteur, mais dans tous les rapports complexes qui lient l'organe de la vue aux rapports de violence qui, malgré toutes les tentatives de résistance à cette violence, continuent de peser très lourdement sur nos sociétés, en tant que vecteur de stimulation érotique, de signaux consuméristes exacerbant toutes les frustrations, en bref, de désir et donc, en tant que détonateur des comportements de conquête, d'appropriation plus ou moins brutale des objets de désir par tous les moyens y compris ceux que l'on qualifie d'"anti-sociaux", (sans oublier les relations étroites qui unissent l'organe de la vue aux pulsions sexuelles, voire aux organes sexuels eux-mêmes; George Bataille n'est pas loin et Pierre Giuliani dans son ouvrage sur Kubrick, un peu sous-estimé par rapport à la "Bible" de Ciment, n'oubliait pas de le souligner) et, bien sûr, en tant qu'instrument de perception privilégié (avant l'audition) du spectateur de cinéma.
On le voit, le discours critique de Kubrick sur les rapports entre société, spectacle et violence s'amorce de lui-même, tout naturellement, à partir de la simple étude du titre du film. Non, nous ne sommes pas en présence d'un film ordinaire à qui l'on peut "régler son compte" en quelques mots. Tout, absolument tout dans Orange Mécanique, comme dans tous les films de son auteur, contribue à démontrer la complexité, l'apparente infinité de sens et l'interprétation qui s'offre au critique, fasciné devant un tel objet, aussi troublant qu'une... Orange Mécanique! UNE Orange Mécanique. Et oui: je le rappelle donc ici: le titre original donne à cet objet énigmatique un aspect paradoxal, presque contradictoire. Posons le postulat -simple- que L'Orange Mécanique en question, le type "bizarro", n'est autre que le protagoniste lui-même: Alex. Le rôle de l'article indéfini, est, rappelons-le de permettre une opération de "prélèvement" d'un élément issu d'une classe, d'un groupe. On présuppose l'existence d'un groupe d'"Oranges" et on en retire une. "An Orange". Bien. Mais nous l'avons dit: celle-ci se voit parée de spécificités: c'est la fonction "qualificative" du complément "Clockwork". On voit bien ici que notre personnage va être tiraillé entre une inévitable et irrémédiable "vulgarité" au sens de banalité (et quoi de plus banal qu'un fruit, qu'une orange?) suggérée par son statut de simple élément issu d'un groupe, disons la société, possédant qu'il le veuille ou non les caractères "communs" à tous les individus qui la composent, et son illusion d'unicité, sa tentation mégalomane d'(auto)adulation, représentée par ses fantasmes masturbatoires, sa volonté de puissance, son désir obsessionnel mais "humain, trop humain" de "reconnaissance" (Que veut Alex, en somme? Qu'on l'applaudisse! Comme tant d'individus rêvant de célébrité et de pouvoir), alors que, justement, cette recherche compulsive, convulsive n'est qu'une "banalité" de plus. Suprême ironie: en voulant devenir un chef, un " Grand " (dois-je rappeler que notre personnage se nomme Alex, diminutif d'Alexander/Alexandre et que son nom de famille est DeLarge c'est-à-dire The Large/the Great?) s'éloigner de la masse, il ne fait que s'enfoncer davantage dans le marasme du commun, du banal, du petit. Une mécanique? Oui, mais rien de plus que cela: un individu Pavlovien, un jouet qu'une société, un gouvernement, des autorités quelconques sauront, lorsqu'ils le souhaiteront "déclencher", "mettre en sommeil" puis déclencher à nouveau selon leurs "désirs", ces derniers n'étant rien d'autre que le reflet, bureaucratisé, élevé à l'échelle de l'Etat des désirs d'Alex. Pour rendre justice à cette coexistence de revendication d'une (fausse) spécificité et d'enfermement dans une (vraie) banalité que suggère le titre, je trouve que l'on aurait dû le traduire de façon littérale: UNE Orange Mécanique me paraissait plus juste que la détermination "zéro", sans parler du quasi-contresens, à mon avis, plutôt étonnant de la part d'un traducteur professionnel de "L'Orange Mécanique", titre français du roman de Burgess, je le rappelle... (A Space Odyssey : Une Odyssée de l'Espace (ou Spatiale tout simplement, le nom a ici valeur de qualificatif)), possédait d'ailleurs lui aussi en tant que titre original une espèce de retenue, une sorte de nonchalance déambulatoire propre au récit de voyage, presque, pour reprendre l'expression de Godard de "proposition de film" que le péremptoire et défini-tif " L'Odyssée de L'Espace " remplace par plus de grandiloquence...).
(à suivre)