Le cri du cinéphile le soir au dessus du Web...

mardi, février 28, 2006

ATOM EGOYAN : OBSESSIONS ET MENSONGES (I)



Atom Egoyan et moi, c'est une vieille histoire...
La 1ère fois que j'ai entendu parler de ce cinéaste canadien, né en Egypte de parents arméniens, c'était en 1990. Un entrefilet du défunt magazine Starfix (véritable manifeste pour les cinéphiles de ma génération, dont les talentueux rédacteurs se sont hélas mûs en bien piètres réalisateurs) le présentait comme l'"héritier" de son compatriote David Cronenberg, le maître ontarien de l'horreur psycho-viscérale. Ce rapprochement était à l'époque un moyen commode d'introduction à Egoyan, mais les liens thématiques et esthétiques entre les deux hommes, bien que basés sur certains points communs indéniables, notamment la réflexion sur les pièges de la représentation et de l'image ainsi qu'un goût prononcé pour les portraits d'individus à la psyché torturée, ne résistaient pas une analyse plus poussée. Egoyan a aussi été comparé à David Lynch ou décrit comme un descendant de Joseph Losey. Je lui trouve pour ma part une certaine parenté avec Bunuel, Kubrick, voire Antonioni ou Bresson, mais il n'est (pour l'instant) pas à la hauteur de ces génies, évidemment. Pourtant, malgré les quelques scories ou maladresses (des redites aussi, mais c'est le propre des grands artistes obsessionnels) qui encombrent parfois son cinéma, Egoyan, se suffit à lui-même, si l'on peut dire, par la spécificité de son talent et sa voix, maintenant clairement établie comme très personnelle.

Ses premiers films, de petits budgets, presque des "séries B d'auteur", portent déjà l'essentiel de sa thématique. Dans Next of kin (1984), un jeune homme solitaire, mal à l'aise dans sa propre famille, se fait un plan "Profession Reporter" et usurpe l'identité d'un autre jeune homme, issu d'une famille d'immigrés arméniens, et pousse l'expérience le plus loin possible, jusqu'au point de non-retour affectif...
Dans Family Viewing (1987), une entreprise de pompes funèbres met en place un système de tombes et de caveaux truffés d'écrans vidéo diffusant des films sur les défunts...
Dans Speaking Parts (1989), plusieurs années avant la vogue des talk-shows à la Jerry Springer, on découvre le mensonge généralisé que cache ce type d'émission où tous les soi-disants "témoins" sont en fait des comédiens aux rôles bien appris...

On découvre un ton assez neuf, une volonté de stimuler la réflexion du spectateur grâce à des scénarios touffus, où l'on brise la linéarité et la chronologie dans de savants entrelacs d'intrigues parallèles où des personnages hantés par des pulsions inavouables, des traumatismes antérieurs, se cotoient sans forcément se croiser, ou au contraire voient leur destinées entrer brutalement en collision. Egoyan utilise souvent les ressorts de l'énigme policière - il y a bien souvent un mystère à résoudre - ainsi que des éléments issus du cinéma de genre (polar, fantastique, érotisme) pour les faire fusionner avec des éléments plus proches du cinéma psychologique et intellectuel européen (c'est ce qui le rapproche aussi de Lynch ou même des frères Coen).
Cette démarche trouve son aboutissement et son apothéose dans une trilogie qui constitue, à ce jour, le meilleur de son oeuvre: The Adjuster (1991), Exotica (1994), The Sweet Hereafter (De Beaux lendemains - 1997).




Je considère The Adjuster comme un véritable chef-d'oeuvre, la somme, magnifiée et parfaitement maîtrisée de sa première période, la plus cérébrale, la plus "auteur", avec son couple pour le moins étrange: lui, Noah, l'expert en sinistres, qui tisse des liens affectifs et érotiques complexes avec les victimes des catastrophes qu'il cherche à faire indemniser et elle, Hera, son épouse, membre d'une commission de censure cinématographique qui développe une lente addiction aux images de pornographie et de violence qu'elle doit visionner pour son métier... Eux-mêmes croisent d'autres personnages encore plus foutraques dans une intrigue difficilement résumable. Un film fascinant que je pourrais revoir indéfiniment...
Exotica sorte de variation sur le thème de Lolita, fait preuve d'une maîtrise formelle encore plus époustouflante et Egoyan y multiplie les audaces narratives dans un scénario fait d'intrigues entremelées, plus vertigineux que jamais, parcouru de flashbacks mystérieux qui donnent petit à petit la clé de l'énigme, l'origine du traumatisme réunissant tous ces personnages torturés qui vont graviter autour d'un club de striptease ("exotic dance" est l'euphémisme nord-américain qui désigne l'effeuilage professionnel) hanté par d'inavouables secrets...
The Sweet Hereafter, plus classique dans sa facture et son scénario, adapté d'un roman de Russel Banks, plonge la population d'une petite ville dans le traumatisme collectif d'une terrible et absurde tragédie: l'accident d'un car scolaire où périssent presque tous les enfants de la communauté. Une poignante relecture moderne du mythe "Joueur de flûte de Hamelin", mais peut-être moins de mystère, moins de trouble que dans les précédents films d'Egoyan.
Si l'on excepte la "parenthèse" de Calendar (1993), film plus conceptuel et intellectuel, où le cinéaste incarne lui-même le personnage principal, celui d'un photographe d'art qui, réalisant un calendrier de 12 photos d'églises en Arménie, en compagnie de son épouse, devient jaloux du lien qui se développe entre cette dernière et leur guide arménien (film où se manifeste un humour subtil et distancié, une qualité bien présente dans l'oeuvre d'Egoyan, mais souvent négligée par les commentateurs), la tendance au classicisme amorcée au cours de cette période va se prolonger dans les films suivants.
Mais elle ne sera jamais aussi nette que dans Felicia's Journey ( Le Voyage de Félicia - 1999), du moins à première vue, car, malgré une forme assez sage, cette adaptation du roman de William Trevor, n'est pas moins troublante et complexe que les films précédents d'Egoyan. C'est, à nouveau une relecture audacieuse d'archétypes issus de la mythologie grecque ou des contes de fée : ici un "petit chaperon rouge", une jeune irlandaise enceinte partie à la recherche du père de son enfant exilé en Angleterre, croise la route d'un "grand méchant loup", un cuisinier rondouillard et solitaire, à première vue gentil et serviable, qui propose de l'aider dans sa quête, mais se révelera animé d'intentions bien moins sympathiques...
C'est en 2002 qu'Egoyan signe le film qui, pour moi, est son deuxième chef-d'oeuvre et le somme de la 2eme période, plus "commerciale" de sa carrière: Ararat.Comme La Nuit Américaine de Truffaut, c'est un "film dans le film": l'histoire du tournage problématique d'un film au sujet non moins problématique: une fresque historique qu'un cinéaste arménien consacre au génocide infligé par les Turcs à son peuple, de 1915 à 1918. Une dizaine de personnages tous plus tourmentés les uns que les autres vont voir leur vie bouleversée à cause du lien plus ou moins étroit qu'ils ont avec le tournage de ce film.
Après cette oeuvre riche, foisonnante et subtile, il était permis de penser que, après la "parenthèse" plus linéaire de Felicia's Journey, Egoyan allait revenir à l'ambiguité, à la complexité, à l'ambition de ses premiers films.
Malheureusement, bien que paré d'indéniables qualités, Where The Truth Lies (La Vérité Nue - 2005) son film le plus récent, et sur lequel je vais revenir dans un prochain article, est plutôt décevant...
(à suivre)