SCARFACE de Brian De Palma... Derrière la balafre (1/4)
0. INTRODUCTION
Avec Les Incorruptibles et Mission:Impossible, Scarface est sans doute le film de Brian DePalma le plus connu du grand public (sans que, à l'instar des deux premiers titres cités, son nom y soit spontanément associé: à la différence de Spielberg, Coppola ou Scorsese, le nom du réalisateur a tendance à s'effacer avec le succés du film) Plus peut-être que tout autre film de DePalma, Scarface a marqué de son empreinte quasi-indélibile bon nombre de critiques et de spectateurs. Ce remake modernisé et "cocainé" du film de Howard Hawks (1931) a été capable de rassembler, sans avoir véritablement ameuté les foules à sa sortie, petità petit, par le biais des vidéo-clubs (un des plus gros succés de location aux USA) un public de plus en plus nombreux et de plus en plus hétéroclite,allant de grands noms de la critique Europèenne à de jeunes cinéastes en herbe (intégrant à travers lui le nom de DePalma au sein du panthéon cinéphilique de leurs inspirateurs, généralement aux côtés de Scorsese et Coppola) en passant par les innombrables apprentis gangsters authentiques qui, des deux côtés de l'Atlantique, ont fait du personnage principal Tony Montana et de son rêve de puissance, un idéal d'existence vers lequel il convient de tendre quelqu'en soit le prix… Par cette notoriété, Scarface occupe donc une place à part dans la carrière de son auteur. Son film le plus célebre est-il aussi le plus réussi? Ce n'est pas un film sans défauts. Mais ce bouillonement baroque, "plein de bruit et de fureur", ce spectacle bariolé et sanglant de près de 3 heures eclipse par ses nombreuses qualités ses quelques discutables points faibles. Je vous invite donc à vous pencher avec moi sur ce film beaucoup plus complexe et ambigü que l'ont cru la plupart des critiques: en effet, peu de films auront été aussi mal perçus à leur sortie que ce Scarface revu à la sauce cubaine, tumultueuse reflexion sur le thème de la chute, sur les pièges du regard et du signe, et j'ose le dire, véritable brûlot politique à la noirceur presque nihiliste, le tout servi par un Al Pacino omni-présent, génialement inspiré, injustement accusé d'en faire des "tonnes" alors que cette démesure est le vecteur idéal d'un projet cinématographique placé sous le signe du paroxysme…
1. MALENTENDUS ET IDEES RECUES/
UN CAUCHEMAR AMERICAIN
Faites l'expérience autour de vous: parlez de Scarface à vos amis: immanquablement ceux-ci mentionneront la scène dite "de la tronçonneuse". Avec jubilation pour les plus sadiques, avec horreur pour les plus sensibles. Il faudrait étudier à part et en détail cette séquence qui est un chef-d'œuvre de tension dramatique dont la violence réside moins dans ce qui y est montré (on y "montre" pas grand chose en fait) que dans ce qu'elle suggère de terrifiant d'un point de vue psychologique et social; j'y reviendrai. Ce "deal" qui tourne (très) mal pour les protagonistes montre d'éclatante manière la maîtrise d'un cinéaste au sommet de son art et constitue donc une séquence d'anthologie, la plus fréquemment citée par les fans du film comme par ceux qui ne le connaissent que de réputation…Malheureusement, il est évident qu'isoler cet unique passage ne saurait rendre justice à l'ensemble touffu et complexe de scènes "fortes" ou"faibles", "pleines" ou "creuses", à la pulsation quasi-musicale, qui font toute la richesse de ce long film. C'est ce culte de la scène d'anthologie, du morceau de bravoure, un "vieux" travers de la cinéphilie, qui conduit certains spectateurs à ne retenir d'Apocalypse Now par exemple que la "charge" des hélicos sur fond de Wagner et qui - entretenu par beaucoup decinéastes eux-mêmes - à "forgé" la cinéphilie de nombreux jeunes cinéastes américains, de Tarantino à Fincher, qui l'appliquent sciemment - et parfois avec brio - à leur propre travail. Or il est net que chez DePalma - j'emprunte cette théorie au regretté Iannis Kathsanias (des Cahiers du Cinéma) peut-être celui qui en France avait le mieux "perçu" DePalma - se font sentir un dilemme, un tiraillement, une indécision permanente entre le souci d'élaborer de "grandes scènes" et le désir de tout "lier", de tout faire "fusionner" afin que le résultat ne soit plus qu'un seul et unique bloc narratif. (Comment ne pas penser à La Corde d'Alfred Hitchcock?) C'est une fois de plus la marque Hitchcockienne qui ressurgit, éternelle tarte à la crème de la critique - ou du critique paresseux - citant à la hâte (et non sans un certain amusement dédaigneux la plupart du temps) tel ou tel démarquage d'une célébre séquence, d'un postulat scénaristique de Sir Alfred. Or la référence à ce bon vieux vieux "Hitch" ne surgit pas toujours là où on l'attend et elle peut être beaucoup plus subtile, plus "diffuse" que le critique pressé ne l'imagine… Dans Scarface, comme dans la plupart de ses meilleurs films, Blow Out, Carlito'sWay(L'Impasse) , Casualties of War (Outrages), Brian DePalma déploie donc une stratégie narrative presque "schizophrènique", une dualité maladive du dispositif diégétique, un fantasme de récit cinématographique où un film - même découpé en chapitres distincts - ne formerait qu'une seule séquence. Ce qui ne peut que nous ramener à Hitchcock et à son choix de mise en scène pour La Corde, film mythique "en un seul plan" (en fait un premier plan d'exposition suivi d'un long "plan-séquence" - plus d'un bien sûr en réalité, en décor unique où le cinéaste anglais multiplie les astuces pour dissimuler les changements de bobine) et nous démontrer une fois de plus que l'élève-Brian dépasse le Maître en effectuant le tour de force d'inspirer au spectateur ce sentiment de fluidité, de continuité par des effets de montage savants mais presque invisibles et en appliquant ce principe à des récits différents de La Corde puisque sans unité de temps ou de lieu (sauf dans Snake Eyes, qui convoque également les ombres de Fritz Lang et Orson Welles). Les personnages semblent évoluer sans rupture d'un lieu à l'autre, d'un moment à un autre, un peu comme dans un rêve. C'est dans Casualties of war et Carlito's Way que cette fluidité est la plus sensible: dans ces deux films, la narration en boucle épouse le flottement cotonneux d'un rêve qui s'écoule lentement. Pareillement, Body Double suggère par un épilogue des plus ambigüs la possibilité que toute l'aventure de son protagoniste ne serait qu'un songe éveillé claustrophobique... ici,c'est une autre conclusion (?) tout aussi équivoque qui surgit à la mémoire du cinéphile: celle qui rassemble les deux amants de La Mort aux trousses dans une étreinte quasi-onirique à la limite du réel, dans la chaude intimité d'un wagon-lit que ceux-ci n'ont peut-être jamais quittés… Le mot "rêve" nous ramène tout naturellement à notre sujet "He loved the American Dream… With a vengeance" proclame l'affiche originale de Scarface. Le rêve américain est au cœur de la saga de Tony Montana. Un rêve qui aura tôt fait - nul ne s'en étonnera - de tourner au cauchemar. Un cauchemar hitchcockien (plus que "hawksien"…) mais pas seulement. Beaucoup de critiques ont peut-être "loupé le coche" à la sortie de Scarface. Ceux qui ont annoncé que DePalma abandonnait cette influence encombrante n'ont pas vu que celle-ci s'insinuait encore de part et d'autre de l'épopée du gangster cubain - j'y reviendrai - mais beaucoup n'ont pas non plus été capables de discerner certaines autres sources d'inspiration venues complexifier le réseau référentiel de DePalma, en particulier deux influences de plus en plus remarquables dans l'œuvre du cinéaste: de Scarface à Carlito's Way, en passant par The Untouchables ou Casualties of War: Sergio Leone et Sam Peckinpah (si l'auteur de La Horde Sauvage n'était pas aussi sous-estimé, Brian DePalma mériterait presque selon moi d'être présenté comme son digne héritier, plus que celui d'Hitchcock, à la limite, étiquette bien commode et sans doute plus "valorisante" y compris pour les défenseurs de DePalma eux-mêmes) notamment dans la manière d'agencer les scènes de violence et dans la montée presque "sexuelle" de la tension dramatique étirée jusqu'au malaise rappelant les morceaux de bravoure légendaires signés par le maître du western italien ou les ouvertures de La Horde Sauvage et des Chiens de Paille. Scarface demeure encore aujourd'hui ici et là largement mal compris, par ses détracteurs comme par certains de ses fans qui n'en retiennent que le côté "destroy". Je n'en proposerai qu'une interprétation parmi d'autres, mais en toute modestie, je souhaiterais essayer de dissiper quelques "malentendus", déjouer quelques "pièges" et dévoiler certains aspects ignorés ou négligés par la critique… Dans la suite de cet article, je tenterai donc de "comprendre" Scarface: le film ET le personnage.
(à suivre)
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