En épluchant l'ORANGE MECANIQUE
(1ere partie)
A PLUS D'UN TITRE: ORANGE MECANIQUE / A CLOCKWORK ORANGE
A PLUS D'UN TITRE: ORANGE MECANIQUE / A CLOCKWORK ORANGE
(Proposition d'analyse du film de Kubrick, prenant son titre comme base de réflexion.)
Un livre, un film, c'est d'abord un titre. Truisme. Certes. Cependant, j'aime à penser que la fonction de ce titre n'est pas seulement envisageable comme instrument préalable de "préparation" à l'oeuvre (le titre est bien souvent la toute première information que nous en recevons) mais aussi comme instrument essentiel du rapport que nous entretenons avec cette oeuvre a posteriori. Comment pourrait-on nier le rôle que joue le titre du livre ou du film dans notre imaginaire, dans la constitution de notre culture littéraire ou cinématographique? Comment ignorer que ce groupe de mot ou ce mot unique, cette simple syllabe, cette simple lettre parfois peuvent, à leur simple énonciation, provoquer en nous un déclic intellectuel, éveiller instantanément une ou plusieurs images mentales, des sons, une musique, une ou plusieurs scènes ou séquences entières, voire quelque chose de plus insaisissable et de plus global à la fois: une impression d'ensemble, presque une couleur, pourrait-on dire? J'ajouterai que ce titre est donc décisif dans la manière dont un film intègre notre culture puisqu'il est évident que, sous un autre titre, même légèrement différent, le même film ne déclencherait pas nécessairement le même phénomène d'image mentale. Pour prendre un exemple, le plus simple possible: le titre Z provoque sans doute lorsqu'on y pense avant, pendant et surtout, après le film de Costa-Gavras un effet bien plus marquant que si celui-ci possédait un titre plus conventionnel du genre "A La Recherche de La Vérité" ou "Au nom de La Liberté" ou même "L'Affaire Z" ou "Le dossier Z" etc. De la même façon, cette image mentale différera sans doute en fonction des titres donnés à un même film dans différents pays. Il est évident que pour un spectateur américain,The Deer Hunter, le beau titre allusif du film de Cimino ne provoque pas la même espèce de déclic que notre "Voyage Au Bout de L'Enfer", plus explicite mais aussi plus racoleur et grandiloquent (et, disons-le, un peu mensonger, tant les enjeux du film se situent ailleurs que dans une banale odyssée guerrière).
Un livre, un film, c'est d'abord un titre. Truisme. Certes. Cependant, j'aime à penser que la fonction de ce titre n'est pas seulement envisageable comme instrument préalable de "préparation" à l'oeuvre (le titre est bien souvent la toute première information que nous en recevons) mais aussi comme instrument essentiel du rapport que nous entretenons avec cette oeuvre a posteriori. Comment pourrait-on nier le rôle que joue le titre du livre ou du film dans notre imaginaire, dans la constitution de notre culture littéraire ou cinématographique? Comment ignorer que ce groupe de mot ou ce mot unique, cette simple syllabe, cette simple lettre parfois peuvent, à leur simple énonciation, provoquer en nous un déclic intellectuel, éveiller instantanément une ou plusieurs images mentales, des sons, une musique, une ou plusieurs scènes ou séquences entières, voire quelque chose de plus insaisissable et de plus global à la fois: une impression d'ensemble, presque une couleur, pourrait-on dire? J'ajouterai que ce titre est donc décisif dans la manière dont un film intègre notre culture puisqu'il est évident que, sous un autre titre, même légèrement différent, le même film ne déclencherait pas nécessairement le même phénomène d'image mentale. Pour prendre un exemple, le plus simple possible: le titre Z provoque sans doute lorsqu'on y pense avant, pendant et surtout, après le film de Costa-Gavras un effet bien plus marquant que si celui-ci possédait un titre plus conventionnel du genre "A La Recherche de La Vérité" ou "Au nom de La Liberté" ou même "L'Affaire Z" ou "Le dossier Z" etc. De la même façon, cette image mentale différera sans doute en fonction des titres donnés à un même film dans différents pays. Il est évident que pour un spectateur américain,The Deer Hunter, le beau titre allusif du film de Cimino ne provoque pas la même espèce de déclic que notre "Voyage Au Bout de L'Enfer", plus explicite mais aussi plus racoleur et grandiloquent (et, disons-le, un peu mensonger, tant les enjeux du film se situent ailleurs que dans une banale odyssée guerrière).
Pardonnez ce long préambule. Et Orange Mécanique, dans tout ça? Et bien nous y voilà: ORANGE MECANIQUE. En voilà, un drôle de titre. "D'où diable peut-il sortir? Qu'est-ce que ça veut dire ?" durent se demander de nombreux spectateurs à la sortie du film. Beaucoup savaient qu'il y avait, à l'origine du film de Kubrick un roman déjà lui-même réputé d'un grand écrivain britannique nommé Anthony Burgess. Le titre original du roman était A CLOCKWORK ORANGE. Et là, déjà, l'on peut observer un détail qui ne devrait pas passer inaperçu. La présence de l'article indéfini. Le titre français du roman de Burgess, curieusement, est L'ORANGE MECANIQUE, apparition de l'article défini. Et le titre français du film est celui que nous connaissons, cette fois, l'article indéfini laisse la place, non pas à "rien", à un "vide", tous les grammairiens vous le diront, mais à ce que l'on appelle communément l'article Ø (ou "article zéro"). Ce jeu sur la détermination, en apparence dérisoire, n'est pourtant pas étranger à une part de la fascination qu'exerce ce titre, pas banal, pour un film qui l'est encore moins. J'y reviendrai dès que j'aurai rappelé l'anecdote connue sur l'origine assez simple du titre du roman de Burgess. L'écrivain avait surpris dans un pub, une conversation au cours de laquelle l'un des interlocuteurs avait, pour caractériser l'étrangeté d'une personne, qualifié cette dernière de "clockwork orange". "As queer as a Clockwork orange", expression assez courante dans le vocabulaire "cockney", "Aussi bizarre qu'une Orange Mécanique", en somme. (Précisons immédiatement que Burgess privilégie toujours le nom d'"Orange" en tant que fruit et non en tant que couleur -les deux mots étant également homonymes en anglais (il aime à rappeler qu'en Malaisie où il passa une partie de sa jeunesse, il avait noté qu'" Orang" signifiait "homme"). Mais est-ce que cette charmante expression semblant surgir de quelque aimable divertissement surréaliste correspond vraiment à l'expression anglaise d'origine? Il y a quand même un élément important: c'est le fait que Clockwork ne signifie pas simplement "mécanique". Y aurait-il affaiblissement à la traduction? C'est la notion de mécanisme d'horlogerie (clock-work) qui disparaît et sans doute avec elle le rapport au temps et à sa nature cyclique, thème pourtant on ne peut plus Kubrickien. Pour autant, on imagine bien cette drôle d'orange, vue en coupe (et l'idée de coupe relayée par les armes blanches utilisées par les voyous, le poignard brandi par Alex sur l'affiche du film achève de nous ramener à l'équation Oeil-Désir-Violence, déjà superbement présentée en un plan légendaire de l'essentiel et fondateur Chien Andalou de Bunuel et Dali) révélant tel un jouet raffiné savamment ouvragé, des rouages, des écrous, des vis, etc. L'opposition entre l'apparente simplicité de l'objet et ses subtilités cachées donne déjà une idée de l'ambition de Burgess et de Kubrick: ouvrir la boite, démonter le mécanisme, voire un peu ce que la bête (le monde? L'homme? la société?) a "dans le ventre", ou "dans la tête".
L'"orange", par sa forme, est symptomatique de l'ensemble du travail formel et symbolique décliné sous d'innombrables formes par Kubrick dans ce film, mais déjà exploré, bien sûr, (et comment pourrait-il en être autrement?) dans son précédent film, 2001, ballet de corps spatiaux, astres, planètes et astronefs aux formes sphériques bien visibles, en somme: la figure du cercle et ses différentes déclinaisons et prolongements, brillamment analysés dans un article qui fait référence dans le corpus critique Kubrickien: "Les Avatars du Cercle" par Jean-Loup Bourget " paru dans Positif et réédité dans l'indispensable "Dossier/Positif" consacré au Maître (chaudement recommandé par votre humble serviteur. Editions Rivages) La sphère-orange, ce globe nous amène naturellement à l'autre globe, incontournable, le globe oculaire. En anglais "Eyeball". Et rendons grâce à la langue de Shakespeare, par sa lumineuse concision d'opérer d'elle-même ce fulgurant rapprochement - "Eye - Ball "- entre l'oeil et l'autre sphère-globe-boule, allant, comme les yeux, généralement par paire, et tout aussi fondamentale ici: vous l'aurez deviné, "the balls" les "Valseuses", "the yarbles" (proche de "marbles", "billes" en anglais) en nadsat, le langage parlé par Alex et ses Droogs: le film " tourne " évidemment beaucoup autour, si j'ose dire, mais c'est l'évidence. Ce globe oculaire, donc (et même le français pourrait, charmant hasard linguistique, nous suggérer quelque jeu de mot grivois sur l'oeil, ce globe "au cul-aire"!) qui concluait 2001 par les "yeux grands ouverts" du fotus astral et qui ouvre cet Orange Mécanique, le gros plan de l'oeil d'Alex, emplissant tout l'écran, comme une monstrueuse créature dotée d'une vie propre, mais peut-être en "sommeil", en mode "pause" (pour reprendre l'analogie effectuée par Serge Grunberg des Cahiers à propos de Shining lorsqu'il compare Jack Torrance à une sorte de programme humain que son fils, par son pouvoir, et les forces mystérieuses à l'oeuvre dans l'Hôtel Overlook seraient capables d'activer, de désactiver, voire de faire revenir en arrière -les pas dans la neige- ou de mettre en "arrêt sur image" -freeze en anglais, gel de l'image, cf. l'avant-dernier plan, je me permettrai d'ajouter aujourd'hui de "scanner" et "d'imprimer": cf. la toute dernière image), tel une caméra en stand-by (Alex est là, attendant qu'on le "déclenche", que quelque chose vienne stimuler la mécanique de ses instincts sexuels-meurtriers. Faut-il rappeler que toute l'oeuvre de Kubrick présente l'individu comme un "programme", avec ses phases de déclenchement, d'activité et, surtout ses "déraillements", ses "bugs", pourrait-on dire?) soulignant clairement le caractère essentiel du leitmotiv optique dans l'oeuvre du cinéaste. J'y reviendrai plus avant, mais comme il a déjà été analysé par de nombreux critiques, le thème du regard, mais plus précisément encore, celui de l'oeil, est au coeur du cinéma de Kubrick, non pas en tant que simple instrument d'étude sur le voyeurisme, aspect somme toute assez réducteur, mais dans tous les rapports complexes qui lient l'organe de la vue aux rapports de violence qui, malgré toutes les tentatives de résistance à cette violence, continuent de peser très lourdement sur nos sociétés, en tant que vecteur de stimulation érotique, de signaux consuméristes exacerbant toutes les frustrations, en bref, de désir et donc, en tant que détonateur des comportements de conquête, d'appropriation plus ou moins brutale des objets de désir par tous les moyens y compris ceux que l'on qualifie d'"anti-sociaux", (sans oublier les relations étroites qui unissent l'organe de la vue aux pulsions sexuelles, voire aux organes sexuels eux-mêmes; George Bataille n'est pas loin et Pierre Giuliani dans son ouvrage sur Kubrick, un peu sous-estimé par rapport à la "Bible" de Ciment, n'oubliait pas de le souligner) et, bien sûr, en tant qu'instrument de perception privilégié (avant l'audition) du spectateur de cinéma.
On le voit, le discours critique de Kubrick sur les rapports entre société, spectacle et violence s'amorce de lui-même, tout naturellement, à partir de la simple étude du titre du film. Non, nous ne sommes pas en présence d'un film ordinaire à qui l'on peut "régler son compte" en quelques mots. Tout, absolument tout dans Orange Mécanique, comme dans tous les films de son auteur, contribue à démontrer la complexité, l'apparente infinité de sens et l'interprétation qui s'offre au critique, fasciné devant un tel objet, aussi troublant qu'une... Orange Mécanique! UNE Orange Mécanique. Et oui: je le rappelle donc ici: le titre original donne à cet objet énigmatique un aspect paradoxal, presque contradictoire. Posons le postulat -simple- que L'Orange Mécanique en question, le type "bizarro", n'est autre que le protagoniste lui-même: Alex. Le rôle de l'article indéfini, est, rappelons-le de permettre une opération de "prélèvement" d'un élément issu d'une classe, d'un groupe. On présuppose l'existence d'un groupe d'"Oranges" et on en retire une. "An Orange". Bien. Mais nous l'avons dit: celle-ci se voit parée de spécificités: c'est la fonction "qualificative" du complément "Clockwork". On voit bien ici que notre personnage va être tiraillé entre une inévitable et irrémédiable "vulgarité" au sens de banalité (et quoi de plus banal qu'un fruit, qu'une orange?) suggérée par son statut de simple élément issu d'un groupe, disons la société, possédant qu'il le veuille ou non les caractères "communs" à tous les individus qui la composent, et son illusion d'unicité, sa tentation mégalomane d'(auto)adulation, représentée par ses fantasmes masturbatoires, sa volonté de puissance, son désir obsessionnel mais "humain, trop humain" de "reconnaissance" (Que veut Alex, en somme? Qu'on l'applaudisse! Comme tant d'individus rêvant de célébrité et de pouvoir), alors que, justement, cette recherche compulsive, convulsive n'est qu'une "banalité" de plus. Suprême ironie: en voulant devenir un chef, un " Grand " (dois-je rappeler que notre personnage se nomme Alex, diminutif d'Alexander/Alexandre et que son nom de famille est DeLarge c'est-à-dire The Large/the Great?) s'éloigner de la masse, il ne fait que s'enfoncer davantage dans le marasme du commun, du banal, du petit. Une mécanique? Oui, mais rien de plus que cela: un individu Pavlovien, un jouet qu'une société, un gouvernement, des autorités quelconques sauront, lorsqu'ils le souhaiteront "déclencher", "mettre en sommeil" puis déclencher à nouveau selon leurs "désirs", ces derniers n'étant rien d'autre que le reflet, bureaucratisé, élevé à l'échelle de l'Etat des désirs d'Alex. Pour rendre justice à cette coexistence de revendication d'une (fausse) spécificité et d'enfermement dans une (vraie) banalité que suggère le titre, je trouve que l'on aurait dû le traduire de façon littérale: UNE Orange Mécanique me paraissait plus juste que la détermination "zéro", sans parler du quasi-contresens, à mon avis, plutôt étonnant de la part d'un traducteur professionnel de "L'Orange Mécanique", titre français du roman de Burgess, je le rappelle... (A Space Odyssey : Une Odyssée de l'Espace (ou Spatiale tout simplement, le nom a ici valeur de qualificatif)), possédait d'ailleurs lui aussi en tant que titre original une espèce de retenue, une sorte de nonchalance déambulatoire propre au récit de voyage, presque, pour reprendre l'expression de Godard de "proposition de film" que le péremptoire et défini-tif " L'Odyssée de L'Espace " remplace par plus de grandiloquence...).
(à suivre)
1 Comments:
J'aime bien le sens complet que vous avez trouvé avec juste un simple titre.
Je n'ai pas lu le livre avant de voir le film, mais en le voyant, jai énormément été marquée...et j'avais déja une vague idée de ce que le titre pouvait signifier. Vous avez écrit un texte bien appronfondie sur les hypothèses de la provenance du titre. Vous avez éclairci bien des choses.
:)
15 juillet, 2008 09:23
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