Le cri du cinéphile le soir au dessus du Web...

lundi, juillet 18, 2005

SCARFACE de Brian De Palma... Derrière la balafre (2/4)



2. LE "PUZZLE-SCARFACE"/TONY-SCARFACE-AL et les autres…

Passés le générique et ses images documentaires de l'arrivée des exilés cubains sur les côtes américaines le film s'ouvre sur le visage cadré en gros plan d'Al Pacino. Entouré par trois flics yankee pur jus, il est sous le feu nourri des questions traditionnelles posées par les brigades des services chargés de traquer les criminels immigrés clandestins. Mais c'est sans doute la première de toutes ses questions qui est la plus déterminante: "Como se llama?/ What do you call yourself?", littéralement moins "Comment t'appelles-tu?" ou "quel est ton nom?" qui seraient rendus par "What's your name?" que "Quel est le nom que tu te donnes (ou que tu t'es donné?)". L'onomastique apparaît comme un aspect déterminant dans ce qui donne au personnage son caractère complexe et s'inscrit dans la problématique plus générale du travail sur le signe qu'opère DePalma dans toute son œuvre. Scarface ne déroge pas à cette constante. Tout simplement de par sa nature de remake, le film porte en lui l'idée de référence, de source d'inspiraiton soumises au traitement de la duplication, de la répétition et, partant, de la transformation. L'ensemble de l'œuvre de DePalma gravite autour du "remake" du "refaire". Le cinéaste "refait" du Hitchcock, du Hawks, du Powell, de l'Antonioni, du Peckinpah, du Leone , du Welles, de l'Eisenstein... plus ou moins fidélement, plus ou moins implicitement et il refait aussi du… DePalma. (Serge Daney avait d'ailleurs fort justement souligné que dans ce "refait" c'était surtout "fait" qui importait, mettant ainsi l'accent sur l'importance de la "facture", de la "fabrication" dans le travail de DePalma à la démarche souvent proche de l'artisanat) A la question évoquée plus haut, le personnage ne peut bien sûr pas (encore) répondre par le titre du film, "Scarface"! Et posons-nous ici une question qui peut sembler incongrue: qui est exactement "Scarface" ? A qui ou à quoi correspond ce titre? Désigne t-il d'emblée le personnage principal? Pour le moment, ce dernier répond à la question du policier: "Antonio Montana". Du nom du personnage de Hawks, Tony Camonte, le script d'Oliver Stone conserve le prénom, ainsi que son diminutif. Le personnage réel dont s'inspiraient Hawks et Ben Hecht (à qui le film est dédié) en 1931, Al Capone, n'avait également pour seul prénom qu'un diminutif monosyllabique -substitut à un "Alfonso" peu employé. Une fois changée l'origine du personnage, l'Italien devient cubain, mais le prénom reste le même, unissant l'original et le double dans une semblable latinité dont les caractéristiques exacerbées jusqu'au paroxysme de la caricature (machisme, idéalisation de la mère et -surtout- de la sœur, jalousie maladive, paranoia galopante, complexe d'infériorité, violence impulsive etc…) les méneront à leur perte. A plusieurs reprises, Montana éprouve le besoin de se présenter, de se"définir": jusqu'à la fin, la formule "I am Antonio Montana!" se repète comme une sorte de mantra, une formule magique (dont on aura compris que le "I am"-"J'existe!" est au moins aussi important que ce qui suit) , à la fois outil d'affirmation personnelle, servant à se constituer une identité face à la police, face à Elvira, sa future femme, et protection contre l'effacement, la désintégration sociale ou l'élimination physique pure et simple. De façon constante, le personnage semble menaçé de disparition: les dangers abondent autour du ganster qu'il soit en pleine ascension ou lors de sa chute, c'est entendu. Mais DePalma fait également peser sur lui la menace commune à tous les immigrés: l'effacement au sein de la communauté d'adoption (DePalma annonce déjà l'un des thèmes qu'il abordera dans Mission : Imposible et Snake Eyes : l'individu menacé de "désincarnation", luttant pour ne pas être purement et simplement "effacé" comme un élément devenu superflu ou obsolète, "rayé de la carte" du genre humain). Dès lors, on comprend, sans pour autant légitimer les "efforts" auxquels l'exilé est prêt à consentir si la "constitution" de son être "social" "communautaire" (quelle que soit la société et la communauté à laquelle il veut se rattacher et même si celles-ci abritent une multiplicité de "sous-sociétés" "anti-sociales" -en l'occurrence les gangsters) est, au bout du parcours, la récompense suprème. A cet égard, le meurtre (particulièrement impressionnant par le dispositif de "mise à mort" installé par Montana et Manolo son ami, profitant d'une émeute et de la mise à sac de leur camp de réfugiés non loin de Miami pour executer Emilio Rebenga communiste exilé, sous la bienveillante discrétion des autorités américaines complices, dans une atmosphère de chaos littéralement infernal) qui est le premier acte sanglant commis par Tony sur le sol des USA correspond à un prologue métonymique de l'enjeu plus ou moins sous-jacent de l'odyssée criminelle du ganster. En tuant le fugitif castriste (même s'il affirme qu'il l'aurait fait juste pour "s'amuser"- on ne sait pas très bien jusqu'où vont les véritables velleités anti-communistes de Montana!), le petit truand cubain gagne sa "greencard" lui donnant le droit de s'installer et de travailler aux USA. Il s'agit, en somme de tuer pour "devenir" Américain: si Stone et DePalma avaient voulu suggérer que l'Amérique est un ramassis d'assassins, une nation bâtie petit à petit sur le sang et la mort, ils ne s'y seraient pas pris autrement… L'ascension sanglante de Tony peut désormais commencer. A chaque nouveau meurtre, une marche supplémentaire est montée, un pas de plus est franchi. Et à chaque fois, Montana gagne en puissance, en force. Tel un vampire (et l'on sait que chez DePalma, comme chez ses collègues "latins" fascinés par le gangsterisme - Scorsese et Coppola - le film d'horreur n'est jamais loin…) le gangster vide ses victimes de leurs forces vitales pour s'en nourrir (Elvira depérit dés lors qu'elle a "succombé" à Tony, lui-même n'étant plus vraiment du monde des "vivants"…). Mais le ganster et le buveur de sang ont ceci en commun d'être, plus nettement que les autres individus, des morts "en sursis" dont l'anéantissement final n'est que différé. A ce titre, la dernière partie du film est entièrement placée sous le signe de la "désintegration". Subissant les ravages d'une consommation de plus en plus massive de cocaine, Montana s'auto-détruit. Et son empire se désagrège avec lui. Comme s'il perdait peu à peu son enveloppe matèrielle d'être fait de chair et de sang en même temps que sa raison. Lui qui à couru après le "rêve américain" devient à son tour une créature formée "de l'étoffe dont sont faits les songes" (revoyez vers la fin du film, quelques minutes avant le massacre final, le superbe plan du visage d'Al Pacino se reflétant sur la vitre de sa voiture, se confondant avec les ténebres d'où émérgent quelques silouhettes fantômatiques de palmiers, bien loin de ceux qui l'avaient fait rêver sur les cartes postales- une image que DePAlma réutilisera avec un sens encore plus aigü du tragique dans Carlito'sWay: à ce moment, tout semble se dissoudre et s'évaporer, aussi bien Tony, qui n'est plus que l'ombre de lui-même, que le monde autour de lui, un rêve qui va bientôt s'achever: c'est sans doute la plus belle scène du film…) L'attachement obsessionnel, quasi-fétichiste au "nom" manifesté par "Mister Antonio Montana, Political prisoner!" et scandé si souvent ne fait donc que renforcer cette phobie de la disparition, de l'effacement et s'inscrit de manière naturelle dans la logique du cinéma DePalmien mais n'est pas sans poser problème. Le cinéaste, en effet, à travers son intérêt pour les "remakes", pour le "refaire", donc pour la reconstitution et la reconstruction adopte souvent une position des plus ambiguës vis-à-vis de la "fidélité" au modèle (les libertés que DePalma a prises avec les séries TV qu'il a transposées, même lorsqu'elles étaient basées sur des faits réels cf. Les Incorruptibles ont soulevé des remous, il n'a pas plus de complexes lorsqu'il malmène le drame pourtant bien authentique qui sert de base à Casualties of War!) et donc, de la conservation d'un passé voué à la désintégration. C'était déjà le sujet de son plus beau film et premier vrai chef-d'œuvre: Obsession, qui, au détour d'un scénario hitchcockien jusqu'à la caricature (mais du Hitchcock traversé par la mélancolie toturée d'un Visconti américain et puritain) de Paul Schrader, posait la problèmatique suivante: doit-on provoquer la résurrection d'un être aimé et disparu au risque de déclencher une rupture de l'ordre naturel (risque d'inceste, comme dans Scarface) ou laisser les spectres du pasé s'évanouir à jamais alors que l'on sait bien que le "refoulé" finit par venir taper à la porte un beau jour? La restauration des œuvres d'art au cœur de la cathédrale florentine offrait dans le film l'illustration on ne peut plus explicite du dilemme suscité par l'acte d'effectuer un remake: laisser l'original (et sa beauté) se déteriorer ou le remplacer par son double flambant neuf qui recouvrira l'œuvre initiale - et peut-être même avec elle une œuvre encore plus ancienne - peinte en dessous et ainsi de suite… Dans tous les cas, la substance réelle de la beauté des choses ne sera t-elle pas perdue ? Le personnage qui nous intéresse, Tony Montana illustre à lui seul la problématique posée par le "remake": en tant qu'apprenti gangster, il n'est d'abord voué qu'à imiter des modèles: ne confesse t-il pas dans l'interrogatoire qui ouvre le film son admiration pour les bandits de cinéma - Humphrey Bogart, James Cagney (Ce filou de DePalma évite le clin d'œil "facile" en ne citant pas Paul Muni!) et ses efforts pour "parler comme eux"? (et Pacino-Scarface sera lui aussi beaucoup "imité"!). c'est dans les salles obscures où l'emmenait son père (unique mention du père de Tony dans le film - "he was a yankee like you" - un Américain, ce n'est bien sûr pas gratuit! Et suggestion immédiate d'un transfert du modèle paternel en direction des "héros" de son enfance) que le petit Montana apprenait l'anglais. Un détail qui suggère une troublante mise en abyme: Tony Montana serait en tant que personnage de fiction déjà placé sous le signe de la duplication, de l'imitation, du "remake". Il s'est très tôt voué de lui-même à une condition de "plagiat" humain, de copie plus ou moins fidèle d'un modèle soumis à l'alteration, à l'"adaptation". Il est, avant d'être "un héros de remake", un remake lui-même!. Ce n'est pas Scarface le film de DePalma qui est un remake du Scarface de Hawks, c'est son personnage qui dès le début, se présente comme tel! Tout cela étant bien sûr confirmé par la composition de son interprète. En effet,ne serait-ce qu'à travers la coïncidence d'un diminutif identique à celui porté par la source du "mythe", Al capone, le "balafré", Al Pacino lui-même incarne l'étape définitive du processus de (re)duplication. Le grand acteur italo-américain convoque en un unique rôle tous les ressorts, tous les "trucs", tous les "tics" de son exubérance latine, de sa folie shakespearienne, de sa démesure de tragédien convulsif. Pacino parvient comme personne à suggérer cette impression que tout finit par lui échapper. Dans ses yeux passe tout le désarroi d'un Richard III hispanique, d'un Lear ou d'un Macbeth latin qui sent son empire vaciller puis s'écrouler autour de lui… Ainsi le comédien (dans un travail de composition qui pourrait s'inscrire dans ce que Luc Moullet a appelé "La Politique des Acteurs" à savoir pour simplifier, le fait que certains grands acteurs construisent eux aussi une "œuvre" et sont eux aussi à un certain degré, les "auteurs" des films dans lesquels ils trouvent leurs plus grands rôles) investit à son tour le domaine de la répétition, du double altéré et perverti. Tony Montana est un remake. Non seulement du Tony Camonte de Hawks mais également un reflet grotesque, hystérique et beaucoup moins intelligent de l'autre gangster mythique déjà incarné par Pacino, uniquement fictif, celui-là: l'inoubliable Michael Corleone, fils de Don vito, dans la trilogie du Parrain de Coppola. Il évoque aussi le junkie de Panic in Needle Park de Jerry Schatzberg, le hold-upeur survolté de Dog day Afternoon de Sidney Lumet, le flic névrosé de Cruising de William Friedkin ainsi que les monarques shakespeariens dont nous avons parlé et qu'il incarna si souvent au théatre. Avec tout le soin obsessionnel proche de la maniaquerie, qu'il apporte à son art (tradition "Actor's studio" oblige) la construction du personnage de Tony Montana est pour Pacino l'occasion de bâtir l'un des moments les plus décisifs de sa carrière, avant de se surpasser à nouveau sous la direction de DePalma dix ans plus tard dans l'extraordinaire Carlito's Way où il fera encore des merveilles dans la peau de Carlito Brigante. Permettant à l'acteur et au cinéaste de se livrer à une nouvelle variation sur le thème du gangstérisme, Carlito's Way étonne et ravit par la subtilité de la relecture effectuée par les deux artistes sur leurs œuvres respectives en général et sur leur précedente collaboration en particulier. Al Capone-Al Pacino-Tony Camonte-Tony montana: il manque une pièce au puzzle. L'inventaire de cette galerie de doubles, de reflets, de remakes serait incomplet si l'on omettait de préciser que le "nom" le plus important de tous, celui qui donne son titre au film, ce "surnom" de "Scarface" n'est JAMAIS - paradoxe des paradoxes - prononcé une seule fois au cours du scénario par quelque personnage que ce soit, ni même lu ou entendu par les spectateurs… Tout au plus entend t-on le policier du début demander non sans provocation l'origine de sa cicatrice (avec une allusion lourdement obscène qui annonce, dès les premières minutes du film que les références au sexe seront une fois de plus l'un des moteurs de la fiction DePalmienne - le langage "fleuri" du dialogue confirme que tout cela n'est qu'une histoire de "fuck"!) et plus tard, le dealer à la tronçonneuse appeler Tony "cara de cicatriz". Mais le mot "Scarface" ne sera jamais utilisé même lorsque Tony sera au sommet. Du point de vue du récit, il est compréhensible que, contrairement au véritable Al Capone (et son double hawksien) - très "médiatisé" lors de la prohibition, dont le surnom avait été copieusement utilisé par la police et la presse, Tony Montana, agissant plus discrètement, en raison de la sphère d'activités illégales qu'il a choisi, ne puisse pas voir sa notoriété de truand étendue en première page des journeaux, avec ou sans surnom. Au niveau purement "réaliste", l'utilisation de ce "Scarface" ne se justifie donc pas. De façon plus symbolique, quelle est la signification de ce surnom? Le visage barré par une cicatrice de honte ("Shame of a nation" était le sous-titre "moralisateur" du film de Hawks) est peut-être moins celui du protagoniste que celui d'une Amérique consciente des monstres qu'elle aura engendrés (le père de Tony était un "yankee") ou attirés sur ses rivages… Quoi qu'il en soit, il est probable qu'une part non-négligeable du pouvoir de fascination qu'exercent le film et son personnage réside - de façon "inconsciente" - dans la distance, la frontière indistincte existant entre un signifiant, ce nom, "Scarface", sa phonetique brutale chargée de violence, qui sonne un comme un coup de fouet, une détonation, un impact ou une déchirure et un référent "insaisissable", compris à priori et arbitrairement comme ne pouvant être QUE le protagoniste lui-même, alors que rien ne viendra confirmer explicitement cela en cours de film. C'est par son titre même que Scarface se présente comme un objet complexe et protéiforme. Un film qui mérite dés lors une analyse des plus poussées…
(à suivre)