Le cri du cinéphile le soir au dessus du Web...

vendredi, juillet 15, 2005

LES AMANTS CRUCIFIES - Le tragique selon MIZOGUCHI


Kenji Mizoguchi est l'un des plus grands réalisateurs de l'histoire du cinéma. Et c'est sans aucun doute le plus grand cinéaste japonais, avec Akira Kurosawa et Yazujiro Ozu.
Son chef-d'oeuvre Contes de la lune vague après la pluie est régulièrement placé en très haute position lorsque l'on demande d'établir la liste des plus grands films de tous les temps. Et pourtant, il reste relativement méconnu du grand public qui semble préférer le souffle épique et le lyrisme parfois un peu appuyé de Kurosawa.
Quand on (re)voit Les Amants crucifiés (1954, Lion d'Argent à Venise) aujourd'hui, on peut comprendre peut-être pourquoi Mizoguchi, pourtant génial, est moins immédiatement "aimable" que son compatriote Akira. En effet, il y a un abyme entre leurs styles respectifs. (attention, je voue aussi une immense admiration à l'auteur de Rashomon) Mais toutes proportions gardées, Mizoguchi, avec son refus de l'émotion facile, des effets dramatiques soulignés, son sens de la distance et de la pudeur, sa direction d'acteurs sobre et non "théatrale" fait moins penser à Kurosawa qu'à un Bresson à ses débuts ou aux premiers Antonioni, ce dernier, comme tant d'autres, tels Tarkovski, Angelopoulos ou Jancso reconnaissant l'immense influence sur son style de Mizoguchi et de ses plans-séquences savamment ciselés...
Donc, comme avec Bresson et Antonioni, le spectateur peut être mal à l'aise devant le décalage existant entre un sujet qui porte en lui tous les ingrédients du mélodrame larmoyant (un couple adultère poursuivi par la société répréssive du Japon de 1684) et son traitement, sobre, pudique, distancié, non-romantique...
Ce qui force aussi l'admiration chez Mizoguchi c'est bien sûr le sens du cadre, de la composition, le travail sur les formes, jamais gratuit, toujours porteur de sens: par exemple: le contraste entre les lignes verticales - symboles de cloisonnement, de représsion, d'emprisonnement (barreaux de fenêtres, forêts de roseaux dont les arbres ne semblent rien pouvoir laisser passer, positions des amants supliciés)- et horizontales -symboles de la liberté, du refus des codes sociaux, de l'évasion (sommeil, rêve, refuge dans une chambre à l'écart des règles répressives, amour charnel, scène de l'aveu du sentiment amoureux pendant la fuite en barque sur le fleuve)...
Une scène résume et synthétise magnifiquement ce contraste: lorsque l'on revoit le fleuve vers la fin du film, le lieu qui a vu la fuite des amants s'avouant leur passion est cette fois barré dans le sens de la hauteur par une multitude de silhouettes hostiles horizontales (les hommes qui sont à leur recherche)...
Ce que j'aprécie aussi beaucoup, c'est l'économie narrative de Mizoguchi: on ne sait pas tout de suite si la femme de l'imprimeur impérial (ce dernier n'étant pas un personnage forcément antipathique d'ailleurs, juste un des ces petits tyrans domestiques assez pathétiques, à l'obsession maladive de vouloir tout contrôler, tout posséder... assez humain, somme toute, aussi déplaisant qu'il puisse être!) et M. Mohei sont véritablement épris l'un de l'autre, pas avant la scène de la barque dont je parlais plus haut. Mais lorsque nous l'apprenons: quel soulagement! le film ne sera donc pas qu'une histoire de fatale méprise ! Les deux personnages sont bien amoureux !
Et quelle sublime dernière scène (presque "mystique", à entendre la dernière phrase !), que je ne raconterai pas, mais qui sait s'arrêter là où il faut, car le spectateur garde en mémoire une autre scène à laquelle elle fait écho et Mizoguchi laisse notre intelligence faire le reste!
Il est évident que ces quelques lignes ne peuvent rendre justice à un tel monument du cinéma... On pourrait aussi longuement s'interroger sur la dureté d'un certain "moralisme" Mizoguchien, son sens du tragique teinté de fatalisme, voire de pessimisme... Et est-ce que la dénonciation des codes d'une société répressive ne contribue pas aussi, malheureusement à "déresponsabiliser" les agissements d'individus dont les choix semblent moins dictés par leur propre volonté que par des règles à respecter?
De quoi alimenter de nombreux autres articles...
Un dernier point: quel snobisme chez les sous-titreurs! Oui, il est vrai qu'au Japon, on donne d'abord le nom et ensuite le prénom, mais pourquoi dès lors, conserver cet ordre dans les sous-titres français du générique, si ce n'est pour faire le malin?